mercredi 7 mai 2014

Pas bien sexy



Sérieusement Élodie, que peut-on faire d'une vie ? La donner, l'ôter, la réussir, la rater, la prendre en main, la gâcher, la faire, la refaire, la vivre (au moins ça), la brûler, la continuer, la mener, la chanter, l'apprendre, la gagner, la perdre, la remercier, y croire ou pas, en tirer une leçon. J'en oublie ? Possible. Reste que l'essentiel est déjà là, dans cette litanie de verbes : une vie, en consentant deux minutes à ralentir son pas, s'adapte à autant de verbes qu'il existe de choix, de conduites ou, plus généralement, de destins. Un verbe pourtant, et pas le moindre, manque à l'appel : raconter. Une vie, quel qu'en soit le point de départ, le cours ou l'arrivée promise, plus qu'une mort, surtout la sienne, se raconte. Est en tout cas racontable.

Je ne veux pas dire qu'elle est ontologiquement vouée au récit, celui-ci requérant non seulement un certain recul, donc un consentement, encore une fois, à ralentir le pas pour mieux y voir, mais aussi une sélection. Pas de formulation, pas d'articulation, pas de conte sans grandes lignes. L'imaginaire comme le vécu, aussi innombrables soient leurs points d'appui, n'aboutissent à l'écriture ou l'énoncé audible qu'à la condition, précisément, de savoir ne pas tout dire. Je ne dis pas là que seuls les temps forts, morceaux de bravoure et autres événements ont la primeur de l'intérêt – il y a au contraire beaucoup à dire sur les entre-deux, l'avant ou l'après coup –, mais qu'aspirer à raconter en général, sa vie en particulier, équivaut pour le témoin à intégrer cet autre verbe oublié de notre liste : sacrifier.

Une vie, dans les grands récits mythologiques ou l'esprit fataliste imprégnant la tragédie grecque, peut en effet être sacrifiée, à l'initiative de son détenteur comme de celle des autres, alliés ou rivaux. Mais concernant notre sujet, le conte, sacrifier signifie surtout savoir garder quelque chose de ce grand tout nommé « vie » pour soi, ou à la rigueur l'anecdote de fin de banquet. Qu'avant de descendre me rejoindre pour jouer au ballon Gaëtan ait pensé à mettre dans la poche arrière de son mini short le paquet d'images Panini de notre dessin-animé préféré de juin 87, en vue d'une partie de « tapette » à laquelle nous avions convié la veille Anne et Marion, les fausses jumelles inégalement mignonnes vivant près du Prisunic, what else dans l'entendement de Loïc, mon pote de fac à qui l'exactitude du contexte fait une belle jambe, quoi qu'en dise son œil attentif ?

Ça se précise, non ? Être amené, pris dans le bain confortable de confessions amicales ou porté par un besoin soudain ou mûrement réfléchi, à se raconter n'a en soi rien de répréhensible ni de honteux. A quoi bon vivre d'ailleurs si l'intérêt de ce dont on fut le protagoniste dépend de la seule évaluation de son lecteur ou interlocuteur ? Que Gaëtan ait eu l'habitude, du haut de ses sept ans, de porter dès les premiers jours du printemps des shorts exposant ses cuisses et jambes encore très pâles, mais plus athlétiques cette année-là que la précédente ; que j'aie relevé, moi son meilleur ami des années primaire, lui le mien, cette petite tendance disant quelque chose de singulier de lui ; que les moues d'Anne et ses yeux un peu bridés aient à quelques reprises davantage accéléré mon rythme cardiaque que les grands yeux bleus mais trop doux de Marion ; qu'Iskander et ses grosses mains ait eu plus de facilités que nous à retourner les images manquantes de mon album d'Olive et Tom : est-ce la politesse ennuyée de Loïc qui doit m'inviter à synthétiser, ou mieux, me taire ? Certes non.

Ces faits, du moins la subjectivité les faisant à l'heure du conte sembler pour moi essentiels et proches d'une certaine réalité, plus que de la nostalgie, constituent avec d'autres l'un des socles d'un temps que je n'ai pas été le seul à connaître, mais dont moi seul peut-être, dans le resto japonais faisant face au métro Censier-Daubenton, suis dépositaire de la mémoire. Sauf à voir comme par hasard passer en flèche ce jour-là, à travers la vitre à laquelle le siège de Loïc est adossé, Anne, Marion, Iskander ou Gaëtan, comme je reconnus du premier coup, quelques semaines plus tôt, lors des inscriptions administratives de pré-rentrée, le pourtant discret Sergio Perez, pas mon meilleur compère de l'époque, mais pas non plus le camarade le plus anodin. Non, le problème n'est pas de se souvenir de tout comme si c'était hier, mais d'accorder à Loïc la marge d'écoute nécessaire à la meilleure compréhension et digestion de la tranche de vie contée. Car raconter sa vie, même quand on nous y invite, ce n'est pas seulement énoncer le vécu tel que l'on sait l'avoir vécu, mais être invité dans le temps même de l'élocution à ré-introduire cette situation dans un contexte, donc structurer, cadrer, recentrer : sacrifier facile 40% des impressions furtives dudit moment.

Je vais plus loin Elo. Il est question ici, en effet, d'oralité, et donc, même lorsque le temps, ce matin ou soir de confidences mutuelles, ne nous manque a priori pas, d'épuisement, d'assèchement de la langue, de somnolence possible, d'éventuelle intervention d'un tiers : bref d'expression sociale, où la concentration du locuteur et de l'auditeur devra peu ou prou composer avec l'environnement de la discussion. Car si le degré d'épanouissement d'une civilisation, sa pérennisation tiennent pour beaucoup à l'intégration massive de son langage et ses codes audio-visuels de communication, force est aussi d'admettre que ce langage et cette communication sont une conquête, ou plus exactement une reconquête permanente. Il ne suffit pas de savoir parler et écouter, d'être apte à dire et entendre le mieux du monde les choses de la vie, qu'elle soit mienne ou tienne, mais de savoir le faire au bon lieu et surtout au bon moment.

Conquérir ou élire l'espace-temps adéquat pour mieux faire connaissance, plus simplement savoir et quand se parler, cela veut aussi dire s'entendre sur le degré d'intimité ou d'acceptabilité publique du prochain dialogue. « Ne serions-nous pas mieux chez moi ou chez toi (si l'un ou l'autre vit seul, ou à la rigueur, si les parents ou colocs sont là ou non à cette heure, des fois qu'il y ait des choses vraiment très secrètes à se dire – et pourquoi pas se faire) ? » « Tu es dispo jusqu'à quelle heure, cet aprèm ? Je t'accompagne jusqu'à la gare, si tu veux, ça nous permettra de poursuivre ! » « Je fais court, histoire que tu aies aussi le temps de me raconter tes dernières aventures. » On ne parle donc pas, ou du moins pas seulement : on s'adapte aussi, en permanence. Comment alors un fait passé, quel que soit à l'échelle de notre « vécu » son degré d'importance, peut-il ne serait ce qu'être envisagé comme plus urgent que le présent d'une situation ?

La conquête d'une oralité épanouie ne concerne d'ailleurs pas seulement la discussion privée de deux amis ou amants, mais aussi bien un temps d'expression organisé tel qu'une conférence ou une émission radiophonique ou télévisuelle. Pas besoin de raconter sa vie pour être contraint, même si notre intervention fut préparée bien en amont, de rendre la place ou l'antenne avec la certitude de n'avoir pas tout dit, du moins pas tout ce qui pouvait être encore dit maintenant que nous étions bien lancés. A croire que toute conversation serait d'office vouée au sacrifice de nombres d'extensions possibles, que dans l'expression socialisée, le temps serait intrinsèquement condamné à manquer. C'est peut-être d'ailleurs le secret de la longévité de certaines relations et collaborations : on continuerait à se fréquenter et à être convié de festivals en colloques car toutes les parties en présence savent qu'il y a toujours quelque chose à dire ou mieux, à rappeler, l'un des avantages de l'expression sociale étant aussi qu'elle peut parler à la génération nouvelle, au touriste ou à notre nouveau compère, rencontré à la gare.

Qu'en est-il alors de l'expression écrite ? Prenons, pour ne pas perdre le fil du possible conte de nos vies, ce genre littéraire si commun désormais à toute « personnalité » digne de ce nom : l'autobiographie (de Jane Fonda à Drucker, de Johnny à Manu Katché et même, sauf erreur, M Pokora). Si les artistes et figures médiatiques n'ont certes pas le privilège d'écrire, avec ou sans co-signataire, l'histoire heureuse ou triste de leur vie – en attendant pour certains le tome 2 voire 3, la vie pouvant avoir l'heureuse idée d'être très longue et alors infiniment racontable –, leur initiative, personnelle ou suggérée, de partager les diverses étapes de leur accès à la lumière, parfois leurs zones d'ombre plus secrètes, dit quelque chose d'une idée, que dis-je, une conviction que le succès est aussi, pour qui le vit, un destin racontable. Peut-être même, si je m'appuie sur ma liste inaugurale, une leçon de vie !

Écrire pour exister. C'était d'ailleurs le titre français de Freedom writers. Tu l'as vu ? Un film pas franchement mémorable de Richard LaGravanese, sorti en 2005 ou 2006, à mon souvenir. Avec pour tête d'affiche Hilary Swank, l'héroïne de Million Dollar Baby. Oui, je sais que tu l'as vu, lui ! Concernant notre sujet, il s'agirait plutôt d'écrire sur sa vie pour valider son existence. Distinguons d'ailleurs cette motivation en deux niveaux. Pour l'anonyme, écrire sa vie, sélectionner, insistons bien, les grandes lignes de son passé l'ayant amené à être l'homme ou la femme d'aujourd'hui, éventuellement parvenir à trouver un éditeur estimant ce récit exploitable, correspond, surtout en cas de promo télé ou radio, à remettre les conteurs à zéro. Le livre peut alors tenir lieu de deuil d'un passé n'ayant pas épargné l'auteur (on a rarement grand chose à dire sur un parcours sans accrocs), mais aussi d'adieu aux compagnons de route laissés sur le carreau qui n'auront pas la chance, de là où il sont, de tenir dans les mains cet objet, récit espéré le plus fidèle possible à des faits dont ils furent les premiers témoins. L'anonyme, à qui ce livre, qui sait, ouvrira des portes pour une vie plus éclairée, aura donc bien écrit pour exister, mais aussi et surtout solder ses comptes avec son existence, ses démons, un passé dont il est sorti mais gardera sans nul doute des stigmates.

Pour la célébrité, qui bien sûr ne vient pas de nulle part, il est aussi question de régler de vieilles affaires, procéder à un exorcisme, rappeler que son accès à la lumière est aussi bien le fruit d'un long combat que de bénéfiques concours de circonstances, mais pas que. Que demande de plus au lecteur la célébrité, en couchant ainsi sa vie sur papier, surtout si le succès, la concernant, se conjugue toujours au présent ? Pas un surplus d'existence, non ! Ça, elle l'a déjà, son destin étant, elle-même le confesse à longueur de chapitres, « exceptionnel ». Réfléchissons. Du fric ? Peu probable, ou en tout cas pas essentiellement, l'auteur, à moins d'avoir été refoulé trop tôt de La Ferme célébrités, ayant davantage de profits à tirer de ses ventes de disques, tournées, émissions ou autres tournages. Tout cynisme mis de côté, on peut simplement stipuler que ce que recherche la figure publique au destin exceptionnel, dans le conte de sa drôle de vie, c'est ni plus ni moins que son « humanité ».

Autrement dit, n'en revenant pas d'être aujourd'hui, aux yeux du peuple ou même du monde, l'équivalent le plus rationnel de Superman, la célébrité serait plus inquiète que le quidam de son origine, sa prédestination à chanter, danser, jouer dans des films ou gagner le trois fois cent mètres. Se distinguer des autres membres de sa famille, bourgeoise, prolétarienne ou de classe moyenne, mais aussi de ses camarades de classe, puis de tous les autres aspirants ayant passé leurs premiers castings à la même époque, avoir su dépasser sa condition, tromper le déterminisme social et culturel pour devenir rien moins que la « Nouvelle star » de sa discipline est sans doute très fort à vivre, on n'en doute pas, mais plus encore peut-être à réaliser. A accepter? Certes. Car le succès renvoie aussi à l' « échec » des autres. D'où que ce retour à soi ait pour grande part, au-delà de l'énoncé appliqué – parfois brillant, d'ailleurs – et linéaire des diverses étapes d'un parcours une tonalité semi-psychologique. « Pourquoi moi ? » serait foncièrement la question de toute autobiographie de star.

Ressers-toi voyons. Avoir dit tout cela, c'est ne pas avoir encore parlé de l'essentiel : la direction du récit de vie, qu'il soit dit ou écrit. Est-ce seulement pour être mieux compris que l'on se laisse prendre au jeu de la confidence entre amis ou de l'autobiographie « pour toi public » ? Faire le tri dans son vécu et travailler, dans le cadre social d'une discussion ou sur la blancheur immaculée d'une page, à organiser ses souvenirs, donner une forme et structurer les innombrables faits d'une vie, n'est-ce pas d'une certaine manière se justifier d'être qui l'on est aujourd'hui ? Exister aujourd'hui de la manière qui est la nôtre impliquerait-il forcément une explication de texte, une tentative d'amadouer pour que nos interlocuteurs et/ou lecteurs, en cas d'engagement politique trop radical, de changement de look inattendu, de décision de divorcer ou de lâcher un job qui nous assurait un certain confort financier se posent moins de questions ? Maintenant que je vous ai « tout » dit, vous me comprenez et me comprendrez toujours, n'est-ce pas ?

Il faut pourtant être bien naïf pour croire que se dire signifie aussi se prémunir de tout soupçon à venir de tromperie (d'une confiance durement acquise), trahison (de ses origines, ses idées...) ou incohérence (entre ce que l'on dit être ou avoir été jusque là et ce que l'on fait ou se prépare à faire). Raconter sa vie ne veut absolument pas dire établir le plan d'une ligne de vie inflexible. L'enfant pauvre des faubourgs de Tijuana ayant fini trader à Wall Street n'est pas à l'abri d'abandonner le costard cravate pour révéler ses talents de chanteur à la saison 10 de The Voice Germany. Loïc, tout bienveillant camarade qu'il fut durant les années facs, peut parfaitement n'avoir retenu de mes histoires de Panini que la remarque gentiment méchante sur les grosses mains d'Iskander, et me vomir dix ans après, dans un message privé sur Facebook, tout le dégoût sur l'humanité que lui inspire mon manque d'empathie pour les opprimés de la planète Vega. Savoir que tel coureur de fond dont le livre t'a ému dédie toutes ses victoires à son entraîneur disparu ne t'aidera pourtant pas à retenir quelque grimace à l'annonce de son adhésion au parti ultra nationaliste de son pays. Celui qui dit est ? Une bonne fois pour toutes ? A jamais ? Rien n'est moins sûr.

Le problème, pour la personne supposée avoir bien entendu ou bien lu les grandes lignes de ta vie, c'est que son attention du moment n'a pas valeur de serment d'exclusivité. D'autres vies que la tienne, la mienne, la sienne ou celle de Clint Eastwood sont depuis le départ et resteront, quelle que soit votre affection mutuelle, susceptibles de l'interpeller. Il ne faudra alors pas commencer à lui en vouloir d'avoir omis, si le sujet revient sur le tapis, que les yeux de Marion n'étaient pas verts mais bleus et que c'est bien Pedro et non Safouane que tu as reconnu dans le hall de Censier lors des inscriptions administratives et non pédagogiques. Te souviens-tu encore, toi, du nom que ses parents voulaient donner à sa petite sœur avant de se rendre compte à la maternité qu'elle n’avait finalement pas tout à fait la tête de l'emploi ? Oui ? Tant mieux pour toi – et pour lui, si tant est qu'il se souvienne te l'avoir dit au détour d'un café après le ciné du 2 mars 2006 ! Reste que le charger jusqu'à ce que la mort ou autre connerie vous sépare du poids de tes confidences de meilleur ami (ou d'amant), c'est aspirer à faire de ta ligne de vie, ou ce que tu vois comme tel, aussi la sienne. Es-tu certain alors que c'est bien à lui que tu parlais ?

Finissons par le début Elo. En se penchant sérieusement sur la question, comment peut être la vie ? Belle, triste, dure, (trop) longue, (trop) courte, imprévisible, prévisible, fragile, exemplaire. Solitaire ? Unique ? Singulière ? Complexe ? Tout ça, et même beaucoup plus. Notre question a-t-elle bien été au fond, depuis le début, de trouver une moindre réponse à ce que l'on peut ou ne peut pas « faire » d'une vie. Raconter une vie, la sienne ou une autre, est-ce même avoir fini de s'interroger sur elle ? Le conte, quand bien même chercherait-on à ne pas se donner le beau rôle, si son point final incombe une reconnexion au présent et éventuellement un regard sur l'horizon encore discret de l'avenir, n'aurait-il pas pu être abordé sous un autre angle, qui peut-être l'aurait enrichi ? L'anonyme ou la célébrité, en soldant leurs comptes avec leur passé et validant la singularité de leur destin, ont-ils relevé tous les facteurs dont dépend justement ce « destin » ?

La belle histoire de nos vies offre-t-elle, dans son expression orale ou écrite, le sésame pour une suite aussi digne d'être vécue ? Savoir se dire, raconter sa vie, est-ce exister plus et mieux que ne pas en ressentir le besoin ou, plus triste, ne pas en avoir les moyens ou la capacité (illettrisme, handicap, conditions de vie trop précaires ou instables, etc.) ? Outre la non garantie d'être compris une fois pour toutes, peut être faut-il aussi admettre que ce qui fait le charme vénéneux de la vie, c'est la discontinuité perceptive du corps. Lorsque je te parlais d'adaptation sociale de l'oralité, je ne disais pas encore que quel que soit le lieu ou le contexte d'une discussion, les sens défient de toute manière le sens. Question d'atmosphère, d'environnement, d’interaction, oui bien sûr, mais aussi de pure physique-chimie : pesanteur, tonalité, accents, odeurs. Le passé plus ou moins récent que l'on cherche à récupérer à dessein de conte ou d'anecdote, qu'on le veuille ou non, sera modelé par l'incrustation sans gène d'un présent organique et obstinément matériel.

Plus à l'abri des contraintes du réel, le témoignage écrit ? Comme si écrire et lire étaient des actes acquis. D'où viennent les mots, les phrases, les paragraphes, les pages du romancier ? De rien d'autre que lui, et donc, quoi qu'il imagine écrire avant ou durant sa rédaction, d'un effort permanent de ressaisissement d'une histoire qu'il se raconte d'abord à lui-même. Que dire alors lorsqu'il s'agit de trouver les mots les plus conformes à l'expérience d'une blessure, d'un premier baiser désagréable, d'un poing paternel cognant sur la table un soir de souper ? Si l'écriture d'une fiction est une expérience unique de matérialisation ex nihilo (le roman le plus inspiré de leur propre vie de Christine Angot ou Catherine Millet reste, travestissement de faits et de caractères oblige, un défi pour l'imaginaire), le témoignage d'une vérité vraie sera jusqu'à la dernière ligne contraint de faire avec un retard ou une avance sur la situation que l'on se souvient avoir vécue. Là est bien le sacrifice : dans l'injonction finale de la forme et de la langue, qui jusque dans la tentative de restitution d'un dialecte impose une métrique, un « format ». Or chacun sait que la vie, hors de sa mise en récit, est sauvagement hors format, instable, labile.

Ne te méprends pas, Élodie. Je ne condamne surtout pas le désir ou la nécessité de raconter sa vie. « C'est humain » comme on dit et que celui ou celle qui n'a jamais cherché et ne cherchera jamais une oreille à l’écoute de ses doutes et traumas lève la main. Nous sommes seuls, j'oubliais. Contrairement aux apparences Élodie, je n'ai voulu aujourd'hui te donner aucune leçon et quand bien même, certainement pas de vie. Rien de plus résistible et contestable qu'une contre indication. Non, je t'offrais juste là, en exclusivité, les grandes lignes du premier chapitre de mon prochain livre : « In situ ». Je ne veux pas te flatter, mais plus que les autres, je savais que toi seule, par ton regard, tes expressions, saurais m'encourager à aller toujours plus loin dans mon raisonnement. Je n'en ai pas encore entamé l'écriture non, mais grâce à ton concours presque silencieux, et pourtant si parlant, je pense avoir saisi le fil. Je te ferai témoin par mails, si tu le veux bien, de ma progression. A quelle heure encore est votre train ce soir ?

In Situ oui. Je ne vois pas d'autre titre en adéquation avec mon projet. Celui-ci n'est certes pas bien sexy, et même annonciateur d'une prétention sociologique ou scientifique contre laquelle je m'efforce de lutter avec le temps. Sauf que ce terme latin, signifiant littéralement « sur place », est sans nul doute le plus conforme à l'esprit de l'ouvrage. Il est cette fois question pour moi de n'appréhender la vie, ce qu'on peut en faire, comment elle peut être, que sur place. Soit prioritairement à la lumière du présent de l'écriture et des flottements et impasses du raisonnement. Je partagerai un peu plus de vécu peut-être, je l'espère en tout cas, mais jamais sans l'adaptation aux lois de la mise en forme, et par là-même de l'imaginaire. Les questions du sentiment, du ressentiment, du désir, sa rétention, son assouvissement, de l'effort, du réconfort, la réussite, l'échec, le singulier, l'universel, j'en passe, termes tenant lieu de points d'appui pour l'observation distanciée d'une époque seront cette fois mises à nues, sans jamais aboutir à une conclusion définitive mais en remettant peut-être plus d'huile sur le feu du présent.

Je te parle de présent ? Rebroussons chemin, juste un peu. Qui dit présent, dit aspiration à coller aux faits, leur coller aux basques, tout porté par l'obsession de « faire vrai ». Or il n'est pas besoin d'être bien vieux pour savoir que rien n'est plus parlant que l'intemporel. Si raconter sa vie consiste finalement à ne plus tellement prêter attention au fait que Gaëtan portait des mini shorts en juin 87, mais en portait un tout court, le jour de cette partie de foot précédant une partie de tapette avec Iskander et les filles, peut-être finalement Loïc aurait-il été plus attentif. Qui ne dit pas que c'est cette date précisément, « juin 87 », qui lui rappellerait une époque (les années 80 dans leur toute puissance, toutes épaulettes et pulls jacquard dehors, entre deux passages de Desireless sur le poste radio de son aîné) dont il serait juste impensable de se souvenir sans frayeur ?

Du temps, de l'époque, Elo, il n'est pas souhaitable pour autant d'arrêter de parler. C'est au nom de mon intérêt jamais assouvi pour elle, sa vitesse, sa cruauté aussi qu'In Situ se distinguera de mes précédents livres. Comme un pas de côté aux aspirations volontiers poétiques mais surtout plus évidemment littéraires. Mon espoir serait même de ne plus envisager ce livre, au fil des lignes et des chapitres, que comme le pendant plus serein et philosophe des précédents. Comme si, contre toute attente, c'était en parlant de la vie nue, dans ce qu'elle a de plus déconstruit, fluctuant et discontinu que se raconterait, de loin en loin et de mieux en mieux, une vie d'homme. Rien, donc, n'est encore dit, ma chère Elo. Vas-y, je vous rejoins.



dimanche 27 avril 2014

Comme un lion



Ma théorie est simple Fred. Que nous apprennent les dessins animés genre Schtroumpfs ou Bisounours ? Réfléchis encore tu vas voir. Bon ok. Ils nous mettent en tête qu'un personnage peut être unidimensionnel, qu'un individu, puisque ces personnages sont malgré tout des formes d'individus, peut se résumer à vie à un trait de caractère. Prend le schtroumpf farceur. H 24, que fait le mec ? Il planifie la prochaine farce ! Il calcule l'intensité du pétard qu'il introduira dans son prochain paquet cadeau. Pas de pause entre deux gags, comme pour tout comique qui se respecte, non non : contrairement à Bigard, Eddy Murphy ou Florence Foresti, qui prennent au moins le temps de jouer du Molière, tourner un polar ou faire un enfant, le schtroumpf farceur n'est que farce ! On peut dire la même chose du schtroumpf coquet. A côté de lui, qui se balade dans le village miroir à la main, H24 encore une fois, Narcisse est le gars le plus négligé du monde !

Ce que je veux dire, c'est qu'il est indispensable à la survie d'un groupe, même si chacun a une fonction donnée, de s'accorder la possibilité du pas de côté. Tu comprends ou non ? C'est pour ça que j'ai décidé de prendre mes distances : pour ne pas rester à vos yeux l'homme qui rit. La vache si tu veux. Fred, sérieux...

Pourquoi on en est venu aux mains avec Charlie ? Parce qu'il se vautrait comme le dernier des blaireaux dans ses convictions. A ses yeux, j'avais pas le droit de trouver sa blague lourde. On vaut mieux que ça quand même, tu penses pas ? Charlie, on a tout fait ensemble, il me connaît mieux que vous tous réunis. Pareil pour moi. Si quelqu'un sait que je ne suis pas H24 l’homme qui rit, c'est ce type. Ce que je comprends pas, c'est son manque de respect pour ma situation. J'ai un putain de procès au cul et lui, sous prétexte de me distraire, appuie là où ça fait mal, en vrai sadique ! C'est pas faute de lui avoir dit d'arrêter tu penses pas ? Tu m'as bien entendu non, lui répéter dix, quinze fois, encore et encore de pas aller trop loin, que s'il cherchait mon poing dans la gueule, il allait l'avoir, tu m'as entendu oui ou non ? Toi, t'aurais compris non, même si on a pas fait les quatre cent coups ensemble ? T'es pas buté toi ?

C'est pour ça que j'ai aucun remord Fred. J'irai pas m'excuser. Et puis quoi encore ? Lors de son dernier divorce, j'ai passé un mois, un mois chez lui à veiller à ce qu'il se bute pas ! Et pourtant, c'était pas faute d'en avoir moi-même, des merdes. Ce connard, j'ai même négocié avec son ex pour qu'elle aille pas trop loin et ne s'oppose pas à ses visites hebdos à leur fils. Ça m'a pris des centaines d'euros d'essence en allers-retours d'une banlieue à l'autre, je lui ai même pas dit ! De toute manière, vu son état, comment j'aurais pu être fou pour ajouter de l'huile sur le feu en lui parlant fric ? Je voulais pas avoir son suicide sur la conscience. Mais tu vois, là, en y réfléchissant bien, je me dis que ça aurait peut-être été mieux pour tous.

J'abuse, je sais.

Mais non je chiale pas, c'est ce putain de vent, là. On marche un peu ? Tu fais quoi ce soir ? Ok. Viens, on marche jusqu'au métro. Courcelles, c'est par là.

Sérieux, Fred, je savais plus quoi faire. L'audience est après-demain, Charlie m'a limite pété la mâchoire. Et moi je lui ai sans doute cassé la couille gauche ! Au sens propre en plus ! Ha ! Ça vous a fait peur, hein, de me voir lui bondir dessus comme ça. Je comprends. Ça fait au moins dix ans que j'avais pas perdu le contrôle comme ça. Lui, il m'a déjà vu péter un plomb, il savait parfaitement à quoi s'en tenir, c'est pour ça que je comprends pas qu'il ait insisté ! Il le demandait ce coup, j'te jure ! Il voulait en rajouter dans mes merdes, comme si j'en avais pas déjà assez ! Lui-même, lorsqu'il essayait de nous séparer avec les autres dockers à l'époque, disait que j'étais fort comme un lion, le mec limite dangereux qui pouvait écraser une tête sur le bitume si on lui avait mal parlé. Moi, les Materazzi, c'est pas à coup de tête que je les calme, mais de griffes. Hier, Charlie a été mon Materazzi, et il a juste eu de la chance que j'aie pas été au mieux de ma forme.

Allez, rentre bien. Si tu vois les autres, les prochains jours, dis-leur que je suis désolé, pas pour l'autre là, mais de les avoir bousculés au passage. J'avais la rage. Ils peuvent être lourds eux aussi, mais sur ce coup ils méritaient pas ça. T'en fais pas pour moi. On sera fixé sur mon sort dans 48 heures à tout casser.

Fred. Comment il fait pour être aussi humain ce gars. Rien ne le choque on dirait. Moi à sa place, mais jamais j'aurais voulu revoir aussi vite un mec qu'a pété une durite comme ça. Bon. En tout cas, pour la tournée saisonnière, il vont devoir trouver un nouveau batteur. Mes doigts sont en compote pour un bon bout de temps.

Je peux entrer ? T'inquiète, j'peux plus te faire grand chose. Mate mes mains, elles ont pas désenflé. Merci. Une bière ça ira.

Ça va toi ? Je veux dire, de couilles, t'en comptes combien aujourd'hui ? Ah ah ah ah !

Non mais sérieux, tu voulais que je te tue ou quoi ? Qu'est-ce qui t'a pris ? J'te jure, pendant deux minutes, je te fixais en me disant que t'irais pas au bout, que t'allais comprendre que le lion était pas mort. Mais non, toi t'as voulu aller au bout du délire, quoi ! Si j'te connaissais bien, je me dirais même que t'as voulu que je me défoule sur toi pour évacuer le stress. Genre tu t'offres en punching-ball pour me venger de toute l'injustice du monde. Mais si c'était le cas, t'aurais pas répondu à mes coups, pas vrai ? Tu te serais laissé tordre dans tous les sens sans répliquer ? Regarde ma joue, là, rouge ! T'as fait des progrès en tout cas depuis notre dernière bagarre. Ça remonte hein ! Faut dire que t'as pris les kilos que j'ai perdus. La bibine, ça conserve ! Oh, fais pas cette tête, tu me la dois bien, celle-là !

Je sais pas trop ce que je risque. C'était pas vraiment un cambriolage, je récupérais juste mon dû. Ce vieux crevard refuse de me revendre l'uniforme de guerre de mon oncle. Je lui propose un sacré prix en plus, vu mon budget ! 2000 euros, que j'aurais essayé de payer en deux ou trois fois. Il a rien voulu savoir. Cet uniforme, t’imagines même pas. C'est peut-être la seule chose qui me rendrait un peu fier de ma saloperie de famille. Mon oncle, c'est le seul mec de la dynastie qui a été prêt un jour à laisser un membre pour sauver une vie. Des héros comme lui, t'en as plusieurs dans certaines familles. Dans la mienne, c'était le seul. Même moi, regarde, pour quoi je me bats ? Une clope, une amende, une vanne mal placée. Tout pour ma gueule, comme d'hab. Mais comment tu veux en même temps qu'on devienne un héros de nos jours ? Comment ne pas être obsédé par son petit confort lorsqu'on a chaque jour des raisons de vouloir tout casser ? J'ai bientôt 35 ans Charlie, et t'as vu où j'en suis, à me foutre dans la merde pour vivre par procuration la gloire d'un oncle mort y'a des années !

Ah ah, connard, mes complaintes te font poiler ! Bon allez tchin et fais pas chier !

Le vieux a accepté de me donner l'uniforme, sans contrepartie. Deux mois fermes pour l'infraction. C'est pas la joie mais c'est déjà ça. J't'explique. En voyant ma face à moitié en compote, ils m'ont demandé ce qui m'était arrivé. Je leur ai dit la vérité, insistant juste comme y faut sur les circonstances de mon coup de colère, ma honte de ne pas être à la hauteur de cet oncle dont je suis privé de la seule trace d'existence. Faut croire que j'ai été convaincant. J'étais sincère en plus ! Le vieux a peut être culpabilisé de son passé de collabo, on sait pas. Rohhh !

Vous vous en sortez pour la tournée ? Il gère mon remplaçant là, comment déjà ? Romuald... J'ai toujours détesté ce prénom mais bon, vous alliez pas le recaler pour ça hein ! Ah ah ah ! Y tape, quoi, y s'adapte. Mon codétenu sort dans deux semaines, il est plutôt branché rock lui aussi. Y sait pas jouer non, mais il m'a dit qu'il s'arrangerait pour venir vous voir jouer sur une date. T'imagines pas comme y me tarde de vous retrouver mon Charlie. Le lion n'est pas mort. Il a déjà une patte hors de sa cage.



Un leader



Je m'appelle Maxime. Max quoi. J'ai 19 ans.

J'ai pas trop eu le temps de tout regarder l'année dernière, j'avais le bac à réviser, mes parents m'auraient tué si je l'avais loupé à cause de ça. Non, j'ai pas dit ça. Juste que si genre ma mère m'avait vu me marrer devant l'émission au lieu de réviser, direct elle m'aurait ressorti ça si je m'étais foiré.

Je l'ai eu, oui. Avec mention : 13, 5 ! Vous voyez, vous-même vous pensez que y'a que des teubés qui passent vos castings.

J'ai pris une année sabbatique. Je l'ai eu, je suis majeur, j'ai tout de suite cherché un petit taf d'été, mes parents avaient rien à dire. Je voulais pas enchaîner direct avec la fac. Déjà, taffer pour avoir le bac c'était un gros sacrifice, parce que même si j'ai jamais redoublé, moi les cours, ça m'a toujours donné l'impression de tourner en rond.

J'sais pas... C'est pas que ça m'a servi à rien. Pareil, faut pas entrer dans le cliché du jeune qui s'en fout de l'école, la culture, tout ça. Non le problème c'est que j'ai toujours eu l'impression que c'est pas ce que je disais qu'était évalué, mais ce que je répétais. J'apprenais les leçons. Ça aucun souci, j'ai jamais eu trop de problème à intégrer les théorèmes, je me débrouillais avec les énoncés, mais je visais pas non plus le podium quoi.

De l'ambition ? Comment ça ?

Bah, comme tout le monde, j'aimerais manquer de rien, la sécurité de l'emploi... On est en avril, si je suis pris, l'émission commence mi juin, c'est ça ? Pour trois mois grand max si je vais en finale. Du coup on repart pour une autre année sabbatique sans problème, de toute manière mes parents savent que même si je m'inscris à la fac... Lettres. Je lis pas plus que ça, mais je me débrouille avec l'écriture. Ils savent que y'a des chances que je m'inscrive juste pour les avantages sociaux, réductions étudiant, tout ça. Cynique ? Ouais, je sais pas.

Pas de copine, non. Je sors beaucoup, mais j'aime pas les relations longue durée. J'ai été vraiment vraiment amoureux... une fois en fait. Y'a deux ans, en première. On est restés ensemble quatre mois. Trop nerveux. Moi oui, mais elle aussi. Je suis jaloux, ouais. Pas non plus le mec qui psychote et empêche sa meuf de vivre, mais j'aime pas qu'on me prenne pour un con. Non non, j'suis pas violent, vous abusez là !

Si une fille me plaît dans la maison ? Je tente le coup bien sûr, faut vivre hein. De toute manière, j'me vois pas tenir trois mois sans sexe. Y'a des heures CSA non ? Bon voilà. Mais même sans ça, j'ai pas de problème avec les caméras. Faut être cohérent un peu, tu fais pas Secret Story si t'as peur de montrer ton cul ! Exhib ? On va dire que je suis bien dans mon corps. On me dit partout que j'suis gaulé, je me vois dans la glace, j'ai pas à rougir.

J'attends quoi de l'émission ? C'est quoi, la saison 14 ? Bon, j'suis pas teubé, j'ai bien compris que c'est pas en faisant ça que je vais me faire repérer par Hanouna. Je suis pas trop dans le trip star, célébrité, tout ça. Mais je sais depuis que je regarde ces émissions que j'y ai ma place. Je peux vous faire la saison à moi tout seul. Je me doute que y'a d'autres fortes personnalités, mais là, en me voyant, vous voyez quoi ? Un mec plutôt charismatique, non ? Un leader. Allez, dîtes ! Voila.

Vous vous souvenez y'a genre trois quatre ans, Djalil, le gars qui a été éliminé en demi. J'ai eu les boules pour lui parce que c'était clairement le meilleur candidat de la saison, et même de toutes les saisons que j'ai vues. J'ai commencé à regarder vers huit ans. La saison 3. J'ai pu rattraper les premières en streaming, donc j'ai tout vu. SS, je connais par cœur. Djalil, c'est clairement le mec qui a tenu le programme sur ses épaules. Il avait tout ! Il était beau, séducteur, le public l'a soutenu à chaque nomination. J'ai pas compris ce qui s'est passé dans la dernière ligne droite. C'est le montage je pense...

J'ai pas dit qu'il avait pas dit ce que vous avez montré, mais juste que le public a zappé tout ce qu'il avait fait avant pour ne retenir qu'une phrase ! Stella a tout fait pour le pousser à bout. Elle a joué avec ses sentiments pour lui faire baisser la garde. Elle l'a baisé bien profond, si vous me permettez. Quand elle a gagné, le mec a été super fair-play et est venu la féliciter, gentleman jusqu'au bout. Moi, ça, j'aurais pas pu. Super rancunier, ouais, mais surtout, j'ai le sens de l'honneur. Tu me manipules, tu me pousses à bout et me fais passer pour un connard devant la France entière, je me laisse pas faire : je vise ton talon d’Achille et c'est toi qui flanche ! Pas de pitié, y'a un chèque à la clé, mec !

Ouais, je suis cynique, j'assume ! T'as déjà vu un gentil aller loin dans ces émissions ? Non. C'est comme dans la vie, y'a de la place que pour les cadors. Je suis un cador. Un Djalil puissance mille ! Vous le voyez en plus, j'ai peur de rien ! Si vous me prenez, tout le monde parlera de cette saison 14. On s'en souviendra. Tous les mecs de la saison 15 auront pour objectif d'être le nouveau Max.

Ce que je peux faire pour vous convaincre ? Me foutre à poil, je sais pas... Déjà fait ? Okay. Tenir trente secondes sur la tête, le corps parfaitement droit, sans appui. Vous voulez voir ? Il me faut juste un peu de place. Prenez ma chaise s'il-vous-plaît.

Okay. Juste, il me faut un max de silence pour la concentration, pas de rires ou de commentaires tant que j'ai le haut du crâne appuyé sur le sol.

Bon, j'ai fait quatorze. Pas échauffé et puis votre sol est trop lisse. Sur la moquette de ma chambre, j'atteins les trente sûr, je peux même les dépasser. J'ai fait trente quatre une fois !

Donc le psy, vous nous le faîtes rencontrer une semaine avant l'entrée, c'est ça ? Plus tôt si dispo ? Bon, moi je m'en fous hein, je pense que y'a pas trop de souci à se faire. J'ai pas l'air spécialement fragile comme vous pouvez le constater. Moi je dis, c'est pas à cause de l'émission les suicides et les dépressions, mais juste que certains candidats ont pas les pieds sur terre. Ils pensent qu'ils sont Selena Gomez ou Robert Pattinson parce que 100 000 gars les follow sur Twitter. Moi, c'est clair, je fais ça pour l'expérience humaine. Je veux faire le show, et après je rentre chez moi, plus personne entend parler de Max et on passe à autre chose. Si en plus je retourne à l'anonymat avec 300 000 euros, c'est parfait. Je fais des placements, je me fais auto-entrepreneur en ouvrant une agence d'autodéfense avec la bénédiction des parents. Parfait.

Le contrat ? Si je suis pris, okay.

Bah merci hein. Ça va, ça s'est mieux passé que je le pensais. Je peux vous le dire maintenant, j'ai plus stressé que pour les résultats du bac l'année dernière. Sérieux ! On se dit : qu'est-ce qu'ils vont te demander ? Est-ce que tu dois leur raconter ta vie, le divorce de tes parents, tout ça, mais en fait ça va, vous êtes moins curieux que je pensais. Sérieux, je serais déçu de pas être pris. Non mais parce que sinon, je devrais réfléchir à mes inscriptions de fac. Ça fait pas rêver. Là, dans ma tête, j'ai envie de faire un truc délirant, pas raisonnable, tu vois ? Je me dis que j'ai bien assez le temps pour planifier mon avenir. Je suis pas cynique, en fait, mais juste j'ai envie de pouvoir encore faire des choses qui servent à rien, sans essayer de sembler motivé pour trouver un taf, devenir responsable, etc.

Salut, je crois que c'est ton tour. Ils vont t'appeler dans deux minutes je pense. Là ils doivent débriefer sur moi. Avec un peu de chance, on se recroise dans deux mois. A la maison !




samedi 26 avril 2014

Sur le tapis roulant



Pardon... Excusez-moi. Excusez-moi... Oups, désolé. Pardon... Pardon. Excusez-moi madame... Oups ! Pardon. Excusez-moi. Paaardon ! Pardon... Ex... pardon... Après vous, allez-y. Ce n'est rien. Pardon.

Mouais. J'ai beau lui avoir demandé pardon avec mon plus beau sourire navré, ça crève les yeux  : madame a mal pris que je lui vole la priorité. J'aurais peut-être dû la rattraper pour lui demander son adresse tiens, histoire de lui envoyer une rose d'excuse, à la médiévale. Quoique ça l'aurait peut-être plus offensée encore. Ça se fait toujours ça d'ailleurs, l'excuse par la rose ?

Putain Philippe, c'est seulement maintenant que tu m'appelles. Du stress dans ma voix ? Non y'a rien. C'est juste un peu soûlant de poiroter à moins deux degrés, à l'heure et l'endroit précis où tu m'as juré que tu serais pour me rendre ces fichues clés. Tu faisais quoi au fait pour pas répondre à mes appels ? Quoi ?

Je me réveille à cinq heures et quelques, sans comprendre pourquoi Philippe, à qui je n'avais pas pensé depuis la fête de Leila, genre 2007, venait s'incruster dans mes songes entre deux bousculades sur les tapis roulants des Halles. Un refoulé de quoi ? Tu m'as déjà vu refouler, toi ? Quand je te dis que j'ai la flemme d'aller acheter le pain dimanche matin, je refoule ? Je refoule quoi ? Mon appétit pour les longues mains fermes et halées de la boulangère d'Henri Barbusse ?

Je file, Guignol va m'en vouloir de tarder. Tu boudes toujours ? Pas de bécot ? J'me disais bien. Ouais ouais, tu m'as encore fait peur. Kiss.

Okay. Tu rêves une fois d'un gars plutôt bonnard qui t'a posé plein de questions lors d'une vague soirée, donc tu refoules. Genre quoi, le type serait une projection de mon moi profond, l'habitant muet de mon esprit endormi, pour ne pas dire mes désirs en sommeil ? Que calor, que calor... Ah ah ! Pourquoi ils m'ont maté comme ça, les jeunes là ? Je parle en marchant, c'est ça ? Putain de cerveau. Ils ont quoi à regarder les gens aussi ?

Pas grand monde ce matin. Traçons sur la roulette sans excuses.

Ça va et toi ? T'as vu, je fais des efforts, seulement deux minutes de retard ! On va en intérieur plutôt ? Début de crève... Après toi.

Non mais au-delà de Philippe, c'est le fait de rêver des tapis roulants des Halles qui me travaille. Tu me connais, je suis pas trop dans le délire interprétations, symbolisme, tout ça, d'ailleurs je suis jamais sûr d'avoir vraiment rêvé de ce que je dis. Mais ça, le truc des tapis roulants des Halles, je te jure que ça fait mais genre des semaines que ça me travaille. Et tu vois, c'est pas le truc apaisant genre tu te rapproches du bout alors tu franchis un nouveau pas, ta vie d'homme commence, etc. Non. Tu bouscules et te fais bousculer. Par des gens que t'as peut-être croisés pour de vrai en plus. Pardon, pardon, pardon, excusez-moi... C'est quoi qui te fait marrer ? Bah ouais, je dis pardon aussi dans la vraie vie. Sauf quand tu me demandes de venir boire un café le dimanche à 10h. Là, tu me crois ou pas, pas nécessaire d’être poli. Le monde circonscrit par le tapis est à moi pour trois minutes. Je ralentis même le pas. Je m'accoude sur... on dit la rampe, c'est ça ? La rampe du tapis roulant ouais. C'est un peu dans la logique de l'escalator, donc c'est bien une rampe. Je m'accoude sur la rampe, léger, en pensant presque à rien, ce qui n'est pas rien... Hé hé. Je regarde quelques secondes derrière. Seulement deux personnes à facile dix mètres, pas plus pressées que moi. Sur le tapis parallèle, niente, personne. Relay fermé, pas de contrôleur. C'est dimanche.

Donc c'est fixé le planning de tes interventions radio ? Trois fois par semaines, c'est pas mal déjà. Plutôt bien rémunérées je suppose, c'est chez Dechavanne quand même, il bosse pas pour des prunes lui, si ? Marre-toi, ducon ! Bah écoute oui, j'ai une logique sans faille. Plus rationnel tu fais pas ! Non, sérieux, je suis super content pour toi. Moi, tu sais, tout ce qui est prise de parole publique, ça me file de l'urticaire. Je respecte, c'est pas ça. Mais l'idée que des gens puissent penser quelque chose de ma voix, se plaignent que j’articule mal ou parle trop vite, pensent qu'ils auraient tout à fait pu dire ce que je suis payé à dire, en y ajoutant en plus des précisions sur le prix des crêpes du Vieux Gourou de Compiègne, tout ça tu vois, pour moi, pas possible.

Non ça va avec Sandra. Je pense qu'on a jamais été aussi zen tous les deux depuis qu'on a emménagé. Je te dis pas que je suis à l'abri qu'un jour on se pose la question de trop. Le truc bien pourri qui m’obligera à retourner chez Papa. Mais là, dimanche 16 janvier, je déconnerais en te disant qu'on pense pas avoir un sacré truc à faire ensemble. Je sais pas encore tout à fait quoi. Pour t'avouer, dans ce domaine, je la laisse un peu réfléchir pour nous deux, mais je pense pas qu'elle puisse tomber à côté de mon moi profond. Le moi profond ouais. Marre-toi, teubé ! Hé.

Allez à tout'

Wow, c'est toujours dimanche ou bien ? Ex... cusez-moi pardon ! Paaaardon. Excuusez-moi. (putain). Pardon. Pardon, pardon, pardon. Paaaardon. Désolé, ça va ? You don't speak french, my pleasure, sorry ! Héhé.

C'est moi ! Devine où je suis passé... Chez mon fantasme vivant, ouais. La femme aux mains dorées. Tu me fais une scène, vite fait ? Guignol t'embrasse au fait. Il commence sa chronique dans huit jours. On a rarement parlé de choses aussi concrètes, comme si enfin quelque chose se passait dans nos vies de cassos, c'est super bizarre. Oui, on a parlé de nos meufs. J'ai dit que j'étais un peu pris au piège avec toi, mais que c'était un piège que j'échangerais avec personne, surtout pas Philippe. Gniark.

Je vais me laver les mains. On fait quoi aujourd'hui ? Pas l'amour, je sais, je parle de choses essentielles, tu vois : il est treize heures, j'ai pas sommeil et Dieu sait pourtant que j'ai eu la nuit agitée... T'as l'air encore plus éveillée que moi, du coup je me dis qu'on a peut-être un super truc à faire non ? Aujourd'hui, yes ! Un truc qui nous foute les boules dans vingt quatre heures lorsqu'on pensera que lundi n'est pas dimanche, qu'il y a encore cinq putains de jours à tenir avant d'espérer le refaire, mais mieux encore. Dis-moi tout ! En vivant avec toi, je t'ai aussi donné les clés de mon temps off, souviens-toi. Un gâteau ? Une forêt noire ?! Toi et moi ? T'es sûre ? Bah merde...

Sept heures. Lundi youpi ! La réveille pas, ducon. Mon peignoir... Ah ouais.

Un peu bizarre de vivre ces trucs quand même. Comme ça, à fond dans le moment. C'est moi où j'ai déjà la nostalgie de ce dimanche ? Genre il suffit d'un blabla matinal avec Guignol, un tapis roulant provisoirement light, une après-midi Top chef avec madame avant soirée nudisme pour avoir les boules d'être déjà demain. Wow !

Huit heures trente. Ça défile sec. Logique. Smile mec. Putain. Paardon ! Pardon. Excusez-moi. Lo siento... Pardon, pardon, pardon, pardon.

Allô Philippe. Tu sais qui c'est ? Oui, je me disais que ça faisait une paye. Tu deviens quoi ? Ajaccio ? Depuis quand ? Ah ouais... Non non, c'est juste que je me suis rendu compte l'autre jour que j'avais ton numéro et qu'on s'était jamais appelé. J'ai trouvé ça con. Moi, je sors juste du taf, là. Le même qu'en 2007, le CDI en plus. Hé hé. Attend deux minutes. Excusez-moi madame.