Sérieusement Élodie, que peut-on
faire d'une vie ? La donner, l'ôter, la réussir, la rater, la
prendre en main, la gâcher, la faire, la refaire, la vivre (au moins
ça), la brûler, la continuer, la mener, la chanter, l'apprendre, la
gagner, la perdre, la remercier, y croire ou pas, en tirer une leçon.
J'en oublie ? Possible. Reste que l'essentiel est déjà là,
dans cette litanie de verbes : une vie, en consentant deux
minutes à ralentir son pas, s'adapte à autant de verbes qu'il
existe de choix, de conduites ou, plus généralement, de destins. Un
verbe pourtant, et pas le moindre, manque à l'appel : raconter.
Une vie, quel qu'en soit le point de départ, le cours ou l'arrivée
promise, plus qu'une mort, surtout la sienne, se raconte. Est en tout
cas racontable.
Je ne veux pas dire qu'elle est
ontologiquement vouée au récit, celui-ci requérant non seulement
un certain recul, donc un consentement, encore une fois, à ralentir
le pas pour mieux y voir, mais aussi une sélection. Pas de
formulation, pas d'articulation, pas de conte sans grandes lignes.
L'imaginaire comme le vécu, aussi innombrables soient leurs points
d'appui, n'aboutissent à l'écriture ou l'énoncé audible qu'à la
condition, précisément, de savoir ne pas tout dire. Je ne dis pas
là que seuls les temps forts, morceaux de bravoure et autres
événements ont la primeur de l'intérêt – il y a au contraire
beaucoup à dire sur les entre-deux, l'avant ou l'après coup –,
mais qu'aspirer à raconter en général, sa vie en particulier,
équivaut pour le témoin à intégrer cet autre verbe oublié de
notre liste : sacrifier.
Une vie, dans les grands récits
mythologiques ou l'esprit fataliste imprégnant la tragédie grecque,
peut en effet être sacrifiée, à l'initiative de son détenteur
comme de celle des autres, alliés ou rivaux. Mais concernant notre
sujet, le conte, sacrifier signifie surtout savoir garder quelque
chose de ce grand tout nommé « vie » pour soi, ou à la
rigueur l'anecdote de fin de banquet. Qu'avant de descendre me
rejoindre pour jouer au ballon Gaëtan ait pensé à mettre dans la
poche arrière de son mini short le paquet d'images Panini de notre
dessin-animé préféré de juin 87, en vue d'une partie de
« tapette » à laquelle nous avions convié la veille
Anne et Marion, les fausses jumelles inégalement mignonnes vivant
près du Prisunic, what else dans l'entendement de Loïc, mon
pote de fac à qui l'exactitude du contexte fait une belle jambe,
quoi qu'en dise son œil attentif ?
Ça se précise, non ? Être
amené, pris dans le bain confortable de confessions amicales ou
porté par un besoin soudain ou mûrement réfléchi, à se
raconter n'a en soi rien de répréhensible ni de honteux. A quoi bon
vivre d'ailleurs si l'intérêt de ce dont on fut le protagoniste
dépend de la seule évaluation de son lecteur ou interlocuteur ?
Que Gaëtan ait eu l'habitude, du haut de ses sept ans, de porter dès
les premiers jours du printemps des shorts exposant ses cuisses et
jambes encore très pâles, mais plus athlétiques cette année-là
que la précédente ; que j'aie relevé, moi son meilleur ami
des années primaire, lui le mien, cette petite tendance disant
quelque chose de singulier de lui ; que les moues d'Anne et ses
yeux un peu bridés aient à quelques reprises davantage accéléré
mon rythme cardiaque que les grands yeux bleus mais trop doux de
Marion ; qu'Iskander et ses grosses mains ait eu plus de
facilités que nous à retourner les images manquantes de mon album
d'Olive et Tom :
est-ce la politesse ennuyée de Loïc qui doit m'inviter à
synthétiser, ou mieux, me taire ? Certes non.
Ces faits, du moins la subjectivité
les faisant à l'heure du conte sembler pour moi essentiels et
proches d'une certaine réalité, plus que de la nostalgie,
constituent avec d'autres l'un des socles d'un temps que je n'ai pas
été le seul à connaître, mais dont moi seul peut-être, dans le
resto japonais faisant face au métro Censier-Daubenton, suis
dépositaire de la mémoire. Sauf à voir comme par hasard passer en
flèche ce jour-là, à travers la vitre à laquelle le siège de
Loïc est adossé, Anne, Marion, Iskander ou Gaëtan, comme je
reconnus du premier coup, quelques semaines plus tôt, lors des
inscriptions administratives de pré-rentrée, le pourtant discret
Sergio Perez, pas mon meilleur compère de l'époque, mais pas non
plus le camarade le plus anodin. Non, le problème n'est pas de se
souvenir de tout comme si c'était hier, mais d'accorder à Loïc la
marge d'écoute nécessaire à la meilleure compréhension et
digestion de la tranche de vie contée. Car raconter sa vie, même
quand on nous y invite, ce n'est pas seulement énoncer le vécu tel
que l'on sait l'avoir vécu, mais être invité dans le temps même
de l'élocution à ré-introduire cette situation dans un contexte,
donc structurer, cadrer, recentrer : sacrifier facile 40% des
impressions furtives dudit moment.
Je vais plus loin Elo. Il est question
ici, en effet, d'oralité, et donc, même lorsque le temps, ce matin
ou soir de confidences mutuelles, ne nous manque a priori pas,
d'épuisement, d'assèchement de la langue, de somnolence possible,
d'éventuelle intervention d'un tiers : bref d'expression
sociale, où la concentration du locuteur et de l'auditeur devra peu
ou prou composer avec l'environnement de la discussion. Car si le
degré d'épanouissement d'une civilisation, sa pérennisation
tiennent pour beaucoup à l'intégration massive de son langage et
ses codes audio-visuels de communication, force est aussi d'admettre
que ce langage et cette communication sont une conquête, ou plus
exactement une reconquête permanente. Il ne suffit pas de savoir
parler et écouter, d'être apte à dire et entendre le mieux du
monde les choses de la vie, qu'elle soit mienne ou tienne, mais de
savoir le faire au bon lieu et surtout au bon moment.
Conquérir ou élire l'espace-temps
adéquat pour mieux faire connaissance, plus simplement savoir où
et quand se parler, cela veut aussi dire s'entendre sur le
degré d'intimité ou d'acceptabilité publique du prochain dialogue.
« Ne serions-nous pas mieux chez moi ou chez toi (si
l'un ou l'autre vit seul, ou à la rigueur, si les parents ou colocs
sont là ou non à cette heure, des fois qu'il y ait des choses
vraiment très secrètes à se dire – et pourquoi pas se faire) ? »
« Tu es dispo jusqu'à quelle heure, cet aprèm ? Je
t'accompagne jusqu'à la gare, si tu veux, ça nous permettra de
poursuivre ! » « Je fais court, histoire que
tu aies aussi le temps de me raconter tes dernières aventures. »
On ne parle donc pas, ou du moins pas seulement : on s'adapte
aussi, en permanence. Comment alors un fait passé, quel que soit à
l'échelle de notre « vécu » son degré d'importance,
peut-il ne serait ce qu'être envisagé comme plus urgent que le
présent d'une situation ?
La conquête d'une oralité épanouie
ne concerne d'ailleurs pas seulement la discussion privée de deux
amis ou amants, mais aussi bien un temps d'expression organisé tel
qu'une conférence ou une émission radiophonique ou télévisuelle.
Pas besoin de raconter sa vie pour être contraint, même si notre
intervention fut préparée bien en amont, de rendre la place ou
l'antenne avec la certitude de n'avoir pas tout dit, du moins pas
tout ce qui pouvait être encore dit maintenant que nous étions bien
lancés. A croire que toute conversation serait d'office vouée au
sacrifice de nombres d'extensions possibles, que dans l'expression
socialisée, le temps serait intrinsèquement condamné à manquer.
C'est peut-être d'ailleurs le secret de la longévité de certaines
relations et collaborations : on continuerait à se fréquenter
et à être convié de festivals en colloques car toutes les parties
en présence savent qu'il y a toujours quelque chose à dire ou
mieux, à rappeler, l'un des avantages de l'expression sociale étant
aussi qu'elle peut parler à la génération nouvelle, au touriste ou
à notre nouveau compère, rencontré à la gare.
Qu'en est-il alors de l'expression
écrite ? Prenons, pour ne pas perdre le fil du possible conte
de nos vies, ce genre littéraire si commun désormais à toute
« personnalité » digne de ce nom : l'autobiographie
(de Jane Fonda à Drucker, de Johnny à Manu Katché et même, sauf
erreur, M Pokora). Si les artistes et figures médiatiques n'ont
certes pas le privilège d'écrire, avec ou sans co-signataire,
l'histoire heureuse ou triste de leur vie – en attendant pour
certains le tome 2 voire 3, la vie pouvant avoir l'heureuse idée
d'être très longue et alors infiniment racontable –, leur
initiative, personnelle ou suggérée, de partager les diverses
étapes de leur accès à la lumière, parfois leurs zones d'ombre plus secrètes, dit quelque chose d'une idée, que dis-je, une
conviction que le succès est aussi, pour qui le vit, un destin
racontable. Peut-être même, si je m'appuie sur ma liste inaugurale,
une leçon de vie !
Écrire pour exister. C'était
d'ailleurs le titre français de Freedom writers. Tu
l'as vu ? Un film pas franchement mémorable de Richard
LaGravanese, sorti en 2005 ou 2006, à mon souvenir. Avec pour tête
d'affiche Hilary Swank, l'héroïne de Million Dollar Baby.
Oui, je sais que tu l'as vu, lui ! Concernant notre sujet, il
s'agirait plutôt d'écrire sur sa vie pour valider son existence.
Distinguons d'ailleurs cette motivation en deux niveaux. Pour
l'anonyme, écrire sa vie, sélectionner, insistons bien, les
grandes lignes de son passé l'ayant amené à être l'homme ou la
femme d'aujourd'hui, éventuellement parvenir à trouver un éditeur
estimant ce récit exploitable, correspond, surtout en cas de promo
télé ou radio, à remettre les conteurs à zéro. Le livre peut
alors tenir lieu de deuil d'un passé n'ayant pas épargné l'auteur
(on a rarement grand chose à dire sur un parcours sans accrocs),
mais aussi d'adieu aux compagnons de route laissés sur le carreau
qui n'auront pas la chance, de là où il sont, de tenir dans les
mains cet objet, récit espéré le plus fidèle possible à des
faits dont ils furent les premiers témoins. L'anonyme, à qui ce
livre, qui sait, ouvrira des portes pour une vie plus éclairée,
aura donc bien écrit pour exister, mais aussi et surtout solder ses
comptes avec son existence, ses démons, un passé dont il est sorti
mais gardera sans nul doute des stigmates.
Pour la célébrité, qui bien sûr ne
vient pas de nulle part, il est aussi question de régler de vieilles
affaires, procéder à un exorcisme, rappeler que son accès à la
lumière est aussi bien le fruit d'un long combat que de bénéfiques
concours de circonstances, mais pas que. Que demande de plus au
lecteur la célébrité, en couchant ainsi sa vie sur papier, surtout
si le succès, la concernant, se conjugue toujours au présent ?
Pas un surplus d'existence, non ! Ça, elle l'a déjà, son
destin étant, elle-même le confesse à longueur de chapitres,
« exceptionnel ». Réfléchissons. Du fric ? Peu
probable, ou en tout cas pas essentiellement, l'auteur, à moins
d'avoir été refoulé trop tôt de La Ferme célébrités,
ayant davantage de profits à tirer de ses ventes de disques,
tournées, émissions ou autres tournages. Tout cynisme mis de côté,
on peut simplement stipuler que ce que recherche la figure publique
au destin exceptionnel, dans le conte de sa drôle de vie, c'est ni
plus ni moins que son « humanité ».
Autrement dit, n'en revenant pas d'être
aujourd'hui, aux yeux du peuple ou même du monde, l'équivalent le
plus rationnel de Superman, la célébrité serait plus inquiète que
le quidam de son origine, sa prédestination à chanter, danser,
jouer dans des films ou gagner le trois fois cent mètres. Se
distinguer des autres membres de sa famille, bourgeoise,
prolétarienne ou de classe moyenne, mais aussi de ses camarades de
classe, puis de tous les autres aspirants ayant passé leurs premiers
castings à la même époque, avoir su dépasser sa condition,
tromper le déterminisme social et culturel pour devenir rien moins
que la « Nouvelle star » de sa discipline est sans doute
très fort à vivre, on n'en doute pas, mais plus encore peut-être à
réaliser. A accepter? Certes. Car le succès renvoie aussi à l'
« échec » des autres. D'où que ce retour à soi ait
pour grande part, au-delà de l'énoncé appliqué – parfois
brillant, d'ailleurs – et linéaire des diverses étapes d'un
parcours une tonalité semi-psychologique. « Pourquoi moi ? »
serait foncièrement la question de toute autobiographie de
star.
Ressers-toi voyons. Avoir dit tout
cela, c'est ne pas avoir encore parlé de l'essentiel : la
direction du récit de vie, qu'il soit dit ou écrit. Est-ce
seulement pour être mieux compris que l'on se laisse prendre au jeu
de la confidence entre amis ou de l'autobiographie « pour toi
public » ? Faire le tri dans son vécu et travailler, dans
le cadre social d'une discussion ou sur la blancheur immaculée d'une
page, à organiser ses souvenirs, donner une forme et structurer les
innombrables faits d'une vie, n'est-ce pas d'une certaine manière se
justifier d'être qui l'on est aujourd'hui ? Exister aujourd'hui
de la manière qui est la nôtre impliquerait-il forcément une
explication de texte, une tentative d'amadouer pour que nos
interlocuteurs et/ou lecteurs, en cas d'engagement politique trop
radical, de changement de look inattendu, de décision de divorcer ou
de lâcher un job qui nous assurait un certain confort financier se
posent moins de questions ? Maintenant que je vous ai « tout »
dit, vous me comprenez et me comprendrez toujours, n'est-ce pas ?
Il faut pourtant être bien naïf pour
croire que se dire signifie aussi se prémunir de tout soupçon à
venir de tromperie (d'une confiance durement acquise), trahison (de
ses origines, ses idées...) ou incohérence (entre ce que l'on dit
être ou avoir été jusque là et ce que l'on fait ou se prépare à
faire). Raconter sa vie ne veut absolument pas dire établir le plan
d'une ligne de vie inflexible. L'enfant pauvre des faubourgs de
Tijuana ayant fini trader à Wall Street n'est pas à l'abri
d'abandonner le costard cravate pour révéler ses talents de
chanteur à la saison 10 de The Voice Germany. Loïc, tout
bienveillant camarade qu'il fut durant les années facs, peut
parfaitement n'avoir retenu de mes histoires de Panini que la
remarque gentiment méchante sur les grosses mains d'Iskander, et me
vomir dix ans après, dans un message privé sur Facebook, tout le
dégoût sur l'humanité que lui inspire mon manque d'empathie pour
les opprimés de la planète Vega. Savoir que tel coureur de fond
dont le livre t'a ému dédie toutes ses victoires à son entraîneur
disparu ne t'aidera pourtant pas à retenir quelque grimace à
l'annonce de son adhésion au parti ultra nationaliste de son pays.
Celui qui dit est ? Une bonne fois pour toutes ? A jamais ?
Rien n'est moins sûr.
Le problème, pour la personne supposée
avoir bien entendu ou bien lu les grandes lignes de ta vie, c'est que
son attention du moment n'a pas valeur de serment d'exclusivité.
D'autres vies que la tienne, la mienne, la sienne ou celle de Clint
Eastwood sont depuis le départ et resteront, quelle que soit votre
affection mutuelle, susceptibles de l'interpeller. Il ne faudra alors
pas commencer à lui en vouloir d'avoir omis, si le sujet revient sur
le tapis, que les yeux de Marion n'étaient pas verts mais bleus et
que c'est bien Pedro et non Safouane que tu as reconnu dans le hall
de Censier lors des inscriptions administratives et non
pédagogiques. Te souviens-tu encore, toi, du nom que ses parents
voulaient donner à sa petite sœur avant de se rendre compte à la
maternité qu'elle n’avait finalement pas tout à fait la tête de
l'emploi ? Oui ? Tant mieux pour toi – et pour lui, si
tant est qu'il se souvienne te l'avoir dit au détour d'un café
après le ciné du 2 mars 2006 ! Reste que le charger jusqu'à
ce que la mort ou autre connerie vous sépare du poids de tes
confidences de meilleur ami (ou d'amant), c'est aspirer à faire de
ta ligne de vie, ou ce que tu vois comme tel, aussi la sienne. Es-tu
certain alors que c'est bien à lui que tu parlais ?
Finissons par le début Elo. En se
penchant sérieusement sur la question, comment peut être la vie ?
Belle, triste, dure, (trop) longue, (trop) courte, imprévisible,
prévisible, fragile, exemplaire. Solitaire ? Unique ?
Singulière ? Complexe ? Tout ça, et même beaucoup plus.
Notre question a-t-elle bien été au fond, depuis le début, de
trouver une moindre réponse à ce que l'on peut ou ne peut pas
« faire » d'une vie. Raconter une vie, la sienne ou une
autre, est-ce même avoir fini de s'interroger sur elle ? Le
conte, quand bien même chercherait-on à ne pas se donner le beau
rôle, si son point final incombe une reconnexion au présent et
éventuellement un regard sur l'horizon encore discret de l'avenir,
n'aurait-il pas pu être abordé sous un autre angle, qui peut-être
l'aurait enrichi ? L'anonyme ou la célébrité, en soldant
leurs comptes avec leur passé et validant la singularité de leur
destin, ont-ils relevé tous les facteurs dont dépend justement ce
« destin » ?
La belle histoire de nos vies
offre-t-elle, dans son expression orale ou écrite, le sésame pour
une suite aussi digne d'être vécue ? Savoir se dire, raconter
sa vie, est-ce exister plus et mieux que ne pas en ressentir le
besoin ou, plus triste, ne pas en avoir les moyens ou la capacité
(illettrisme, handicap, conditions de vie trop précaires ou
instables, etc.) ? Outre la non garantie d'être compris une
fois pour toutes, peut être faut-il aussi admettre que ce qui fait
le charme vénéneux de la vie, c'est la discontinuité perceptive du
corps. Lorsque je te parlais d'adaptation sociale de l'oralité, je
ne disais pas encore que quel que soit le lieu ou le contexte d'une
discussion, les sens défient de toute manière le sens.
Question d'atmosphère, d'environnement, d’interaction, oui bien
sûr, mais aussi de pure physique-chimie : pesanteur, tonalité,
accents, odeurs. Le passé plus ou moins récent que l'on cherche à
récupérer à dessein de conte ou d'anecdote, qu'on le veuille ou
non, sera modelé par l'incrustation sans gène d'un présent
organique et obstinément matériel.
Plus à l'abri des contraintes du réel,
le témoignage écrit ? Comme si écrire et lire étaient des
actes acquis. D'où viennent les mots, les phrases, les paragraphes,
les pages du romancier ? De rien d'autre que lui, et donc, quoi
qu'il imagine écrire avant ou durant sa rédaction, d'un effort
permanent de ressaisissement d'une histoire qu'il se raconte d'abord
à lui-même. Que dire alors lorsqu'il s'agit de trouver les mots les
plus conformes à l'expérience d'une blessure, d'un premier baiser
désagréable, d'un poing paternel cognant sur la table un soir de
souper ? Si l'écriture d'une fiction est une expérience unique
de matérialisation ex nihilo (le roman le plus inspiré de
leur propre vie de Christine Angot ou Catherine Millet reste,
travestissement de faits et de caractères oblige, un défi pour
l'imaginaire), le témoignage d'une vérité vraie sera jusqu'à la
dernière ligne contraint de faire avec un retard ou une avance sur
la situation que l'on se souvient avoir vécue. Là est bien le
sacrifice : dans l'injonction finale de la forme et de la
langue, qui jusque dans la tentative de restitution d'un dialecte
impose une métrique, un « format ». Or chacun sait que
la vie, hors de sa mise en récit, est sauvagement hors format,
instable, labile.
Ne te méprends pas, Élodie. Je ne
condamne surtout pas le désir ou la nécessité de raconter sa vie.
« C'est humain » comme on dit et que celui ou celle qui
n'a jamais cherché et ne cherchera jamais une oreille à l’écoute
de ses doutes et traumas lève la main. Nous sommes seuls,
j'oubliais. Contrairement aux apparences Élodie, je n'ai voulu
aujourd'hui te donner aucune leçon et quand bien même, certainement
pas de vie. Rien de plus résistible et contestable qu'une contre
indication. Non, je t'offrais juste là, en exclusivité, les grandes
lignes du premier chapitre de mon prochain livre : « In
situ ». Je ne veux
pas te flatter, mais plus que les autres, je savais que toi seule,
par ton regard, tes expressions, saurais m'encourager à aller
toujours plus loin dans mon raisonnement. Je n'en ai pas encore
entamé l'écriture non, mais grâce à ton concours presque
silencieux, et pourtant si parlant, je pense avoir saisi le fil. Je
te ferai témoin par mails, si tu le veux bien, de ma progression. A
quelle heure encore est votre train ce soir ?
In Situ oui.
Je ne vois pas d'autre titre en adéquation avec mon projet. Celui-ci
n'est certes pas bien sexy, et même annonciateur d'une prétention
sociologique ou scientifique contre laquelle je m'efforce de lutter
avec le temps. Sauf que ce terme latin, signifiant littéralement
« sur place », est sans nul doute le plus conforme à
l'esprit de l'ouvrage. Il est cette fois question pour moi de
n'appréhender la vie, ce qu'on peut en faire, comment elle peut
être, que sur place. Soit prioritairement à la lumière du
présent de l'écriture et des flottements et impasses du
raisonnement. Je partagerai un peu plus de vécu peut-être, je
l'espère en tout cas, mais jamais sans l'adaptation aux lois de la
mise en forme, et par là-même de l'imaginaire. Les questions du
sentiment, du ressentiment, du désir, sa rétention, son
assouvissement, de l'effort, du réconfort, la réussite, l'échec,
le singulier, l'universel, j'en passe, termes tenant lieu de points
d'appui pour l'observation distanciée d'une époque seront cette
fois mises à nues, sans jamais aboutir à une conclusion définitive
mais en remettant peut-être plus d'huile sur le feu du présent.
Je te parle de présent ?
Rebroussons chemin, juste un peu. Qui dit présent, dit aspiration à
coller aux faits, leur coller aux basques, tout porté par
l'obsession de « faire vrai ». Or il n'est pas besoin
d'être bien vieux pour savoir que rien n'est plus parlant que
l'intemporel. Si raconter sa vie consiste finalement à ne plus
tellement prêter attention au fait que Gaëtan portait des mini
shorts en juin 87, mais en portait un tout court, le jour de
cette partie de foot précédant une partie de tapette avec Iskander
et les filles, peut-être finalement Loïc aurait-il été plus
attentif. Qui ne dit pas que c'est cette date précisément, « juin
87 », qui lui rappellerait une époque (les années 80 dans
leur toute puissance, toutes épaulettes et pulls jacquard dehors,
entre deux passages de Desireless sur le poste radio de son aîné)
dont il serait juste impensable de se souvenir sans frayeur ?
Du temps, de l'époque, Elo, il n'est
pas souhaitable pour autant d'arrêter de parler. C'est au nom de mon
intérêt jamais assouvi pour elle, sa vitesse, sa cruauté aussi
qu'In Situ se distinguera de mes précédents livres. Comme un
pas de côté aux aspirations volontiers poétiques mais surtout plus
évidemment littéraires. Mon espoir serait même de ne plus
envisager ce livre, au fil des lignes et des chapitres, que comme le
pendant plus serein et philosophe des précédents. Comme si, contre
toute attente, c'était en parlant de la vie nue, dans ce qu'elle a
de plus déconstruit, fluctuant et discontinu que se raconterait, de
loin en loin et de mieux en mieux, une vie d'homme. Rien, donc, n'est
encore dit, ma chère Elo. Vas-y, je vous rejoins.
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