mercredi 7 mai 2014

Pas bien sexy



Sérieusement Élodie, que peut-on faire d'une vie ? La donner, l'ôter, la réussir, la rater, la prendre en main, la gâcher, la faire, la refaire, la vivre (au moins ça), la brûler, la continuer, la mener, la chanter, l'apprendre, la gagner, la perdre, la remercier, y croire ou pas, en tirer une leçon. J'en oublie ? Possible. Reste que l'essentiel est déjà là, dans cette litanie de verbes : une vie, en consentant deux minutes à ralentir son pas, s'adapte à autant de verbes qu'il existe de choix, de conduites ou, plus généralement, de destins. Un verbe pourtant, et pas le moindre, manque à l'appel : raconter. Une vie, quel qu'en soit le point de départ, le cours ou l'arrivée promise, plus qu'une mort, surtout la sienne, se raconte. Est en tout cas racontable.

Je ne veux pas dire qu'elle est ontologiquement vouée au récit, celui-ci requérant non seulement un certain recul, donc un consentement, encore une fois, à ralentir le pas pour mieux y voir, mais aussi une sélection. Pas de formulation, pas d'articulation, pas de conte sans grandes lignes. L'imaginaire comme le vécu, aussi innombrables soient leurs points d'appui, n'aboutissent à l'écriture ou l'énoncé audible qu'à la condition, précisément, de savoir ne pas tout dire. Je ne dis pas là que seuls les temps forts, morceaux de bravoure et autres événements ont la primeur de l'intérêt – il y a au contraire beaucoup à dire sur les entre-deux, l'avant ou l'après coup –, mais qu'aspirer à raconter en général, sa vie en particulier, équivaut pour le témoin à intégrer cet autre verbe oublié de notre liste : sacrifier.

Une vie, dans les grands récits mythologiques ou l'esprit fataliste imprégnant la tragédie grecque, peut en effet être sacrifiée, à l'initiative de son détenteur comme de celle des autres, alliés ou rivaux. Mais concernant notre sujet, le conte, sacrifier signifie surtout savoir garder quelque chose de ce grand tout nommé « vie » pour soi, ou à la rigueur l'anecdote de fin de banquet. Qu'avant de descendre me rejoindre pour jouer au ballon Gaëtan ait pensé à mettre dans la poche arrière de son mini short le paquet d'images Panini de notre dessin-animé préféré de juin 87, en vue d'une partie de « tapette » à laquelle nous avions convié la veille Anne et Marion, les fausses jumelles inégalement mignonnes vivant près du Prisunic, what else dans l'entendement de Loïc, mon pote de fac à qui l'exactitude du contexte fait une belle jambe, quoi qu'en dise son œil attentif ?

Ça se précise, non ? Être amené, pris dans le bain confortable de confessions amicales ou porté par un besoin soudain ou mûrement réfléchi, à se raconter n'a en soi rien de répréhensible ni de honteux. A quoi bon vivre d'ailleurs si l'intérêt de ce dont on fut le protagoniste dépend de la seule évaluation de son lecteur ou interlocuteur ? Que Gaëtan ait eu l'habitude, du haut de ses sept ans, de porter dès les premiers jours du printemps des shorts exposant ses cuisses et jambes encore très pâles, mais plus athlétiques cette année-là que la précédente ; que j'aie relevé, moi son meilleur ami des années primaire, lui le mien, cette petite tendance disant quelque chose de singulier de lui ; que les moues d'Anne et ses yeux un peu bridés aient à quelques reprises davantage accéléré mon rythme cardiaque que les grands yeux bleus mais trop doux de Marion ; qu'Iskander et ses grosses mains ait eu plus de facilités que nous à retourner les images manquantes de mon album d'Olive et Tom : est-ce la politesse ennuyée de Loïc qui doit m'inviter à synthétiser, ou mieux, me taire ? Certes non.

Ces faits, du moins la subjectivité les faisant à l'heure du conte sembler pour moi essentiels et proches d'une certaine réalité, plus que de la nostalgie, constituent avec d'autres l'un des socles d'un temps que je n'ai pas été le seul à connaître, mais dont moi seul peut-être, dans le resto japonais faisant face au métro Censier-Daubenton, suis dépositaire de la mémoire. Sauf à voir comme par hasard passer en flèche ce jour-là, à travers la vitre à laquelle le siège de Loïc est adossé, Anne, Marion, Iskander ou Gaëtan, comme je reconnus du premier coup, quelques semaines plus tôt, lors des inscriptions administratives de pré-rentrée, le pourtant discret Sergio Perez, pas mon meilleur compère de l'époque, mais pas non plus le camarade le plus anodin. Non, le problème n'est pas de se souvenir de tout comme si c'était hier, mais d'accorder à Loïc la marge d'écoute nécessaire à la meilleure compréhension et digestion de la tranche de vie contée. Car raconter sa vie, même quand on nous y invite, ce n'est pas seulement énoncer le vécu tel que l'on sait l'avoir vécu, mais être invité dans le temps même de l'élocution à ré-introduire cette situation dans un contexte, donc structurer, cadrer, recentrer : sacrifier facile 40% des impressions furtives dudit moment.

Je vais plus loin Elo. Il est question ici, en effet, d'oralité, et donc, même lorsque le temps, ce matin ou soir de confidences mutuelles, ne nous manque a priori pas, d'épuisement, d'assèchement de la langue, de somnolence possible, d'éventuelle intervention d'un tiers : bref d'expression sociale, où la concentration du locuteur et de l'auditeur devra peu ou prou composer avec l'environnement de la discussion. Car si le degré d'épanouissement d'une civilisation, sa pérennisation tiennent pour beaucoup à l'intégration massive de son langage et ses codes audio-visuels de communication, force est aussi d'admettre que ce langage et cette communication sont une conquête, ou plus exactement une reconquête permanente. Il ne suffit pas de savoir parler et écouter, d'être apte à dire et entendre le mieux du monde les choses de la vie, qu'elle soit mienne ou tienne, mais de savoir le faire au bon lieu et surtout au bon moment.

Conquérir ou élire l'espace-temps adéquat pour mieux faire connaissance, plus simplement savoir et quand se parler, cela veut aussi dire s'entendre sur le degré d'intimité ou d'acceptabilité publique du prochain dialogue. « Ne serions-nous pas mieux chez moi ou chez toi (si l'un ou l'autre vit seul, ou à la rigueur, si les parents ou colocs sont là ou non à cette heure, des fois qu'il y ait des choses vraiment très secrètes à se dire – et pourquoi pas se faire) ? » « Tu es dispo jusqu'à quelle heure, cet aprèm ? Je t'accompagne jusqu'à la gare, si tu veux, ça nous permettra de poursuivre ! » « Je fais court, histoire que tu aies aussi le temps de me raconter tes dernières aventures. » On ne parle donc pas, ou du moins pas seulement : on s'adapte aussi, en permanence. Comment alors un fait passé, quel que soit à l'échelle de notre « vécu » son degré d'importance, peut-il ne serait ce qu'être envisagé comme plus urgent que le présent d'une situation ?

La conquête d'une oralité épanouie ne concerne d'ailleurs pas seulement la discussion privée de deux amis ou amants, mais aussi bien un temps d'expression organisé tel qu'une conférence ou une émission radiophonique ou télévisuelle. Pas besoin de raconter sa vie pour être contraint, même si notre intervention fut préparée bien en amont, de rendre la place ou l'antenne avec la certitude de n'avoir pas tout dit, du moins pas tout ce qui pouvait être encore dit maintenant que nous étions bien lancés. A croire que toute conversation serait d'office vouée au sacrifice de nombres d'extensions possibles, que dans l'expression socialisée, le temps serait intrinsèquement condamné à manquer. C'est peut-être d'ailleurs le secret de la longévité de certaines relations et collaborations : on continuerait à se fréquenter et à être convié de festivals en colloques car toutes les parties en présence savent qu'il y a toujours quelque chose à dire ou mieux, à rappeler, l'un des avantages de l'expression sociale étant aussi qu'elle peut parler à la génération nouvelle, au touriste ou à notre nouveau compère, rencontré à la gare.

Qu'en est-il alors de l'expression écrite ? Prenons, pour ne pas perdre le fil du possible conte de nos vies, ce genre littéraire si commun désormais à toute « personnalité » digne de ce nom : l'autobiographie (de Jane Fonda à Drucker, de Johnny à Manu Katché et même, sauf erreur, M Pokora). Si les artistes et figures médiatiques n'ont certes pas le privilège d'écrire, avec ou sans co-signataire, l'histoire heureuse ou triste de leur vie – en attendant pour certains le tome 2 voire 3, la vie pouvant avoir l'heureuse idée d'être très longue et alors infiniment racontable –, leur initiative, personnelle ou suggérée, de partager les diverses étapes de leur accès à la lumière, parfois leurs zones d'ombre plus secrètes, dit quelque chose d'une idée, que dis-je, une conviction que le succès est aussi, pour qui le vit, un destin racontable. Peut-être même, si je m'appuie sur ma liste inaugurale, une leçon de vie !

Écrire pour exister. C'était d'ailleurs le titre français de Freedom writers. Tu l'as vu ? Un film pas franchement mémorable de Richard LaGravanese, sorti en 2005 ou 2006, à mon souvenir. Avec pour tête d'affiche Hilary Swank, l'héroïne de Million Dollar Baby. Oui, je sais que tu l'as vu, lui ! Concernant notre sujet, il s'agirait plutôt d'écrire sur sa vie pour valider son existence. Distinguons d'ailleurs cette motivation en deux niveaux. Pour l'anonyme, écrire sa vie, sélectionner, insistons bien, les grandes lignes de son passé l'ayant amené à être l'homme ou la femme d'aujourd'hui, éventuellement parvenir à trouver un éditeur estimant ce récit exploitable, correspond, surtout en cas de promo télé ou radio, à remettre les conteurs à zéro. Le livre peut alors tenir lieu de deuil d'un passé n'ayant pas épargné l'auteur (on a rarement grand chose à dire sur un parcours sans accrocs), mais aussi d'adieu aux compagnons de route laissés sur le carreau qui n'auront pas la chance, de là où il sont, de tenir dans les mains cet objet, récit espéré le plus fidèle possible à des faits dont ils furent les premiers témoins. L'anonyme, à qui ce livre, qui sait, ouvrira des portes pour une vie plus éclairée, aura donc bien écrit pour exister, mais aussi et surtout solder ses comptes avec son existence, ses démons, un passé dont il est sorti mais gardera sans nul doute des stigmates.

Pour la célébrité, qui bien sûr ne vient pas de nulle part, il est aussi question de régler de vieilles affaires, procéder à un exorcisme, rappeler que son accès à la lumière est aussi bien le fruit d'un long combat que de bénéfiques concours de circonstances, mais pas que. Que demande de plus au lecteur la célébrité, en couchant ainsi sa vie sur papier, surtout si le succès, la concernant, se conjugue toujours au présent ? Pas un surplus d'existence, non ! Ça, elle l'a déjà, son destin étant, elle-même le confesse à longueur de chapitres, « exceptionnel ». Réfléchissons. Du fric ? Peu probable, ou en tout cas pas essentiellement, l'auteur, à moins d'avoir été refoulé trop tôt de La Ferme célébrités, ayant davantage de profits à tirer de ses ventes de disques, tournées, émissions ou autres tournages. Tout cynisme mis de côté, on peut simplement stipuler que ce que recherche la figure publique au destin exceptionnel, dans le conte de sa drôle de vie, c'est ni plus ni moins que son « humanité ».

Autrement dit, n'en revenant pas d'être aujourd'hui, aux yeux du peuple ou même du monde, l'équivalent le plus rationnel de Superman, la célébrité serait plus inquiète que le quidam de son origine, sa prédestination à chanter, danser, jouer dans des films ou gagner le trois fois cent mètres. Se distinguer des autres membres de sa famille, bourgeoise, prolétarienne ou de classe moyenne, mais aussi de ses camarades de classe, puis de tous les autres aspirants ayant passé leurs premiers castings à la même époque, avoir su dépasser sa condition, tromper le déterminisme social et culturel pour devenir rien moins que la « Nouvelle star » de sa discipline est sans doute très fort à vivre, on n'en doute pas, mais plus encore peut-être à réaliser. A accepter? Certes. Car le succès renvoie aussi à l' « échec » des autres. D'où que ce retour à soi ait pour grande part, au-delà de l'énoncé appliqué – parfois brillant, d'ailleurs – et linéaire des diverses étapes d'un parcours une tonalité semi-psychologique. « Pourquoi moi ? » serait foncièrement la question de toute autobiographie de star.

Ressers-toi voyons. Avoir dit tout cela, c'est ne pas avoir encore parlé de l'essentiel : la direction du récit de vie, qu'il soit dit ou écrit. Est-ce seulement pour être mieux compris que l'on se laisse prendre au jeu de la confidence entre amis ou de l'autobiographie « pour toi public » ? Faire le tri dans son vécu et travailler, dans le cadre social d'une discussion ou sur la blancheur immaculée d'une page, à organiser ses souvenirs, donner une forme et structurer les innombrables faits d'une vie, n'est-ce pas d'une certaine manière se justifier d'être qui l'on est aujourd'hui ? Exister aujourd'hui de la manière qui est la nôtre impliquerait-il forcément une explication de texte, une tentative d'amadouer pour que nos interlocuteurs et/ou lecteurs, en cas d'engagement politique trop radical, de changement de look inattendu, de décision de divorcer ou de lâcher un job qui nous assurait un certain confort financier se posent moins de questions ? Maintenant que je vous ai « tout » dit, vous me comprenez et me comprendrez toujours, n'est-ce pas ?

Il faut pourtant être bien naïf pour croire que se dire signifie aussi se prémunir de tout soupçon à venir de tromperie (d'une confiance durement acquise), trahison (de ses origines, ses idées...) ou incohérence (entre ce que l'on dit être ou avoir été jusque là et ce que l'on fait ou se prépare à faire). Raconter sa vie ne veut absolument pas dire établir le plan d'une ligne de vie inflexible. L'enfant pauvre des faubourgs de Tijuana ayant fini trader à Wall Street n'est pas à l'abri d'abandonner le costard cravate pour révéler ses talents de chanteur à la saison 10 de The Voice Germany. Loïc, tout bienveillant camarade qu'il fut durant les années facs, peut parfaitement n'avoir retenu de mes histoires de Panini que la remarque gentiment méchante sur les grosses mains d'Iskander, et me vomir dix ans après, dans un message privé sur Facebook, tout le dégoût sur l'humanité que lui inspire mon manque d'empathie pour les opprimés de la planète Vega. Savoir que tel coureur de fond dont le livre t'a ému dédie toutes ses victoires à son entraîneur disparu ne t'aidera pourtant pas à retenir quelque grimace à l'annonce de son adhésion au parti ultra nationaliste de son pays. Celui qui dit est ? Une bonne fois pour toutes ? A jamais ? Rien n'est moins sûr.

Le problème, pour la personne supposée avoir bien entendu ou bien lu les grandes lignes de ta vie, c'est que son attention du moment n'a pas valeur de serment d'exclusivité. D'autres vies que la tienne, la mienne, la sienne ou celle de Clint Eastwood sont depuis le départ et resteront, quelle que soit votre affection mutuelle, susceptibles de l'interpeller. Il ne faudra alors pas commencer à lui en vouloir d'avoir omis, si le sujet revient sur le tapis, que les yeux de Marion n'étaient pas verts mais bleus et que c'est bien Pedro et non Safouane que tu as reconnu dans le hall de Censier lors des inscriptions administratives et non pédagogiques. Te souviens-tu encore, toi, du nom que ses parents voulaient donner à sa petite sœur avant de se rendre compte à la maternité qu'elle n’avait finalement pas tout à fait la tête de l'emploi ? Oui ? Tant mieux pour toi – et pour lui, si tant est qu'il se souvienne te l'avoir dit au détour d'un café après le ciné du 2 mars 2006 ! Reste que le charger jusqu'à ce que la mort ou autre connerie vous sépare du poids de tes confidences de meilleur ami (ou d'amant), c'est aspirer à faire de ta ligne de vie, ou ce que tu vois comme tel, aussi la sienne. Es-tu certain alors que c'est bien à lui que tu parlais ?

Finissons par le début Elo. En se penchant sérieusement sur la question, comment peut être la vie ? Belle, triste, dure, (trop) longue, (trop) courte, imprévisible, prévisible, fragile, exemplaire. Solitaire ? Unique ? Singulière ? Complexe ? Tout ça, et même beaucoup plus. Notre question a-t-elle bien été au fond, depuis le début, de trouver une moindre réponse à ce que l'on peut ou ne peut pas « faire » d'une vie. Raconter une vie, la sienne ou une autre, est-ce même avoir fini de s'interroger sur elle ? Le conte, quand bien même chercherait-on à ne pas se donner le beau rôle, si son point final incombe une reconnexion au présent et éventuellement un regard sur l'horizon encore discret de l'avenir, n'aurait-il pas pu être abordé sous un autre angle, qui peut-être l'aurait enrichi ? L'anonyme ou la célébrité, en soldant leurs comptes avec leur passé et validant la singularité de leur destin, ont-ils relevé tous les facteurs dont dépend justement ce « destin » ?

La belle histoire de nos vies offre-t-elle, dans son expression orale ou écrite, le sésame pour une suite aussi digne d'être vécue ? Savoir se dire, raconter sa vie, est-ce exister plus et mieux que ne pas en ressentir le besoin ou, plus triste, ne pas en avoir les moyens ou la capacité (illettrisme, handicap, conditions de vie trop précaires ou instables, etc.) ? Outre la non garantie d'être compris une fois pour toutes, peut être faut-il aussi admettre que ce qui fait le charme vénéneux de la vie, c'est la discontinuité perceptive du corps. Lorsque je te parlais d'adaptation sociale de l'oralité, je ne disais pas encore que quel que soit le lieu ou le contexte d'une discussion, les sens défient de toute manière le sens. Question d'atmosphère, d'environnement, d’interaction, oui bien sûr, mais aussi de pure physique-chimie : pesanteur, tonalité, accents, odeurs. Le passé plus ou moins récent que l'on cherche à récupérer à dessein de conte ou d'anecdote, qu'on le veuille ou non, sera modelé par l'incrustation sans gène d'un présent organique et obstinément matériel.

Plus à l'abri des contraintes du réel, le témoignage écrit ? Comme si écrire et lire étaient des actes acquis. D'où viennent les mots, les phrases, les paragraphes, les pages du romancier ? De rien d'autre que lui, et donc, quoi qu'il imagine écrire avant ou durant sa rédaction, d'un effort permanent de ressaisissement d'une histoire qu'il se raconte d'abord à lui-même. Que dire alors lorsqu'il s'agit de trouver les mots les plus conformes à l'expérience d'une blessure, d'un premier baiser désagréable, d'un poing paternel cognant sur la table un soir de souper ? Si l'écriture d'une fiction est une expérience unique de matérialisation ex nihilo (le roman le plus inspiré de leur propre vie de Christine Angot ou Catherine Millet reste, travestissement de faits et de caractères oblige, un défi pour l'imaginaire), le témoignage d'une vérité vraie sera jusqu'à la dernière ligne contraint de faire avec un retard ou une avance sur la situation que l'on se souvient avoir vécue. Là est bien le sacrifice : dans l'injonction finale de la forme et de la langue, qui jusque dans la tentative de restitution d'un dialecte impose une métrique, un « format ». Or chacun sait que la vie, hors de sa mise en récit, est sauvagement hors format, instable, labile.

Ne te méprends pas, Élodie. Je ne condamne surtout pas le désir ou la nécessité de raconter sa vie. « C'est humain » comme on dit et que celui ou celle qui n'a jamais cherché et ne cherchera jamais une oreille à l’écoute de ses doutes et traumas lève la main. Nous sommes seuls, j'oubliais. Contrairement aux apparences Élodie, je n'ai voulu aujourd'hui te donner aucune leçon et quand bien même, certainement pas de vie. Rien de plus résistible et contestable qu'une contre indication. Non, je t'offrais juste là, en exclusivité, les grandes lignes du premier chapitre de mon prochain livre : « In situ ». Je ne veux pas te flatter, mais plus que les autres, je savais que toi seule, par ton regard, tes expressions, saurais m'encourager à aller toujours plus loin dans mon raisonnement. Je n'en ai pas encore entamé l'écriture non, mais grâce à ton concours presque silencieux, et pourtant si parlant, je pense avoir saisi le fil. Je te ferai témoin par mails, si tu le veux bien, de ma progression. A quelle heure encore est votre train ce soir ?

In Situ oui. Je ne vois pas d'autre titre en adéquation avec mon projet. Celui-ci n'est certes pas bien sexy, et même annonciateur d'une prétention sociologique ou scientifique contre laquelle je m'efforce de lutter avec le temps. Sauf que ce terme latin, signifiant littéralement « sur place », est sans nul doute le plus conforme à l'esprit de l'ouvrage. Il est cette fois question pour moi de n'appréhender la vie, ce qu'on peut en faire, comment elle peut être, que sur place. Soit prioritairement à la lumière du présent de l'écriture et des flottements et impasses du raisonnement. Je partagerai un peu plus de vécu peut-être, je l'espère en tout cas, mais jamais sans l'adaptation aux lois de la mise en forme, et par là-même de l'imaginaire. Les questions du sentiment, du ressentiment, du désir, sa rétention, son assouvissement, de l'effort, du réconfort, la réussite, l'échec, le singulier, l'universel, j'en passe, termes tenant lieu de points d'appui pour l'observation distanciée d'une époque seront cette fois mises à nues, sans jamais aboutir à une conclusion définitive mais en remettant peut-être plus d'huile sur le feu du présent.

Je te parle de présent ? Rebroussons chemin, juste un peu. Qui dit présent, dit aspiration à coller aux faits, leur coller aux basques, tout porté par l'obsession de « faire vrai ». Or il n'est pas besoin d'être bien vieux pour savoir que rien n'est plus parlant que l'intemporel. Si raconter sa vie consiste finalement à ne plus tellement prêter attention au fait que Gaëtan portait des mini shorts en juin 87, mais en portait un tout court, le jour de cette partie de foot précédant une partie de tapette avec Iskander et les filles, peut-être finalement Loïc aurait-il été plus attentif. Qui ne dit pas que c'est cette date précisément, « juin 87 », qui lui rappellerait une époque (les années 80 dans leur toute puissance, toutes épaulettes et pulls jacquard dehors, entre deux passages de Desireless sur le poste radio de son aîné) dont il serait juste impensable de se souvenir sans frayeur ?

Du temps, de l'époque, Elo, il n'est pas souhaitable pour autant d'arrêter de parler. C'est au nom de mon intérêt jamais assouvi pour elle, sa vitesse, sa cruauté aussi qu'In Situ se distinguera de mes précédents livres. Comme un pas de côté aux aspirations volontiers poétiques mais surtout plus évidemment littéraires. Mon espoir serait même de ne plus envisager ce livre, au fil des lignes et des chapitres, que comme le pendant plus serein et philosophe des précédents. Comme si, contre toute attente, c'était en parlant de la vie nue, dans ce qu'elle a de plus déconstruit, fluctuant et discontinu que se raconterait, de loin en loin et de mieux en mieux, une vie d'homme. Rien, donc, n'est encore dit, ma chère Elo. Vas-y, je vous rejoins.