samedi 26 avril 2014

Sur le tapis roulant



Pardon... Excusez-moi. Excusez-moi... Oups, désolé. Pardon... Pardon. Excusez-moi madame... Oups ! Pardon. Excusez-moi. Paaardon ! Pardon... Ex... pardon... Après vous, allez-y. Ce n'est rien. Pardon.

Mouais. J'ai beau lui avoir demandé pardon avec mon plus beau sourire navré, ça crève les yeux  : madame a mal pris que je lui vole la priorité. J'aurais peut-être dû la rattraper pour lui demander son adresse tiens, histoire de lui envoyer une rose d'excuse, à la médiévale. Quoique ça l'aurait peut-être plus offensée encore. Ça se fait toujours ça d'ailleurs, l'excuse par la rose ?

Putain Philippe, c'est seulement maintenant que tu m'appelles. Du stress dans ma voix ? Non y'a rien. C'est juste un peu soûlant de poiroter à moins deux degrés, à l'heure et l'endroit précis où tu m'as juré que tu serais pour me rendre ces fichues clés. Tu faisais quoi au fait pour pas répondre à mes appels ? Quoi ?

Je me réveille à cinq heures et quelques, sans comprendre pourquoi Philippe, à qui je n'avais pas pensé depuis la fête de Leila, genre 2007, venait s'incruster dans mes songes entre deux bousculades sur les tapis roulants des Halles. Un refoulé de quoi ? Tu m'as déjà vu refouler, toi ? Quand je te dis que j'ai la flemme d'aller acheter le pain dimanche matin, je refoule ? Je refoule quoi ? Mon appétit pour les longues mains fermes et halées de la boulangère d'Henri Barbusse ?

Je file, Guignol va m'en vouloir de tarder. Tu boudes toujours ? Pas de bécot ? J'me disais bien. Ouais ouais, tu m'as encore fait peur. Kiss.

Okay. Tu rêves une fois d'un gars plutôt bonnard qui t'a posé plein de questions lors d'une vague soirée, donc tu refoules. Genre quoi, le type serait une projection de mon moi profond, l'habitant muet de mon esprit endormi, pour ne pas dire mes désirs en sommeil ? Que calor, que calor... Ah ah ! Pourquoi ils m'ont maté comme ça, les jeunes là ? Je parle en marchant, c'est ça ? Putain de cerveau. Ils ont quoi à regarder les gens aussi ?

Pas grand monde ce matin. Traçons sur la roulette sans excuses.

Ça va et toi ? T'as vu, je fais des efforts, seulement deux minutes de retard ! On va en intérieur plutôt ? Début de crève... Après toi.

Non mais au-delà de Philippe, c'est le fait de rêver des tapis roulants des Halles qui me travaille. Tu me connais, je suis pas trop dans le délire interprétations, symbolisme, tout ça, d'ailleurs je suis jamais sûr d'avoir vraiment rêvé de ce que je dis. Mais ça, le truc des tapis roulants des Halles, je te jure que ça fait mais genre des semaines que ça me travaille. Et tu vois, c'est pas le truc apaisant genre tu te rapproches du bout alors tu franchis un nouveau pas, ta vie d'homme commence, etc. Non. Tu bouscules et te fais bousculer. Par des gens que t'as peut-être croisés pour de vrai en plus. Pardon, pardon, pardon, excusez-moi... C'est quoi qui te fait marrer ? Bah ouais, je dis pardon aussi dans la vraie vie. Sauf quand tu me demandes de venir boire un café le dimanche à 10h. Là, tu me crois ou pas, pas nécessaire d’être poli. Le monde circonscrit par le tapis est à moi pour trois minutes. Je ralentis même le pas. Je m'accoude sur... on dit la rampe, c'est ça ? La rampe du tapis roulant ouais. C'est un peu dans la logique de l'escalator, donc c'est bien une rampe. Je m'accoude sur la rampe, léger, en pensant presque à rien, ce qui n'est pas rien... Hé hé. Je regarde quelques secondes derrière. Seulement deux personnes à facile dix mètres, pas plus pressées que moi. Sur le tapis parallèle, niente, personne. Relay fermé, pas de contrôleur. C'est dimanche.

Donc c'est fixé le planning de tes interventions radio ? Trois fois par semaines, c'est pas mal déjà. Plutôt bien rémunérées je suppose, c'est chez Dechavanne quand même, il bosse pas pour des prunes lui, si ? Marre-toi, ducon ! Bah écoute oui, j'ai une logique sans faille. Plus rationnel tu fais pas ! Non, sérieux, je suis super content pour toi. Moi, tu sais, tout ce qui est prise de parole publique, ça me file de l'urticaire. Je respecte, c'est pas ça. Mais l'idée que des gens puissent penser quelque chose de ma voix, se plaignent que j’articule mal ou parle trop vite, pensent qu'ils auraient tout à fait pu dire ce que je suis payé à dire, en y ajoutant en plus des précisions sur le prix des crêpes du Vieux Gourou de Compiègne, tout ça tu vois, pour moi, pas possible.

Non ça va avec Sandra. Je pense qu'on a jamais été aussi zen tous les deux depuis qu'on a emménagé. Je te dis pas que je suis à l'abri qu'un jour on se pose la question de trop. Le truc bien pourri qui m’obligera à retourner chez Papa. Mais là, dimanche 16 janvier, je déconnerais en te disant qu'on pense pas avoir un sacré truc à faire ensemble. Je sais pas encore tout à fait quoi. Pour t'avouer, dans ce domaine, je la laisse un peu réfléchir pour nous deux, mais je pense pas qu'elle puisse tomber à côté de mon moi profond. Le moi profond ouais. Marre-toi, teubé ! Hé.

Allez à tout'

Wow, c'est toujours dimanche ou bien ? Ex... cusez-moi pardon ! Paaaardon. Excuusez-moi. (putain). Pardon. Pardon, pardon, pardon. Paaaardon. Désolé, ça va ? You don't speak french, my pleasure, sorry ! Héhé.

C'est moi ! Devine où je suis passé... Chez mon fantasme vivant, ouais. La femme aux mains dorées. Tu me fais une scène, vite fait ? Guignol t'embrasse au fait. Il commence sa chronique dans huit jours. On a rarement parlé de choses aussi concrètes, comme si enfin quelque chose se passait dans nos vies de cassos, c'est super bizarre. Oui, on a parlé de nos meufs. J'ai dit que j'étais un peu pris au piège avec toi, mais que c'était un piège que j'échangerais avec personne, surtout pas Philippe. Gniark.

Je vais me laver les mains. On fait quoi aujourd'hui ? Pas l'amour, je sais, je parle de choses essentielles, tu vois : il est treize heures, j'ai pas sommeil et Dieu sait pourtant que j'ai eu la nuit agitée... T'as l'air encore plus éveillée que moi, du coup je me dis qu'on a peut-être un super truc à faire non ? Aujourd'hui, yes ! Un truc qui nous foute les boules dans vingt quatre heures lorsqu'on pensera que lundi n'est pas dimanche, qu'il y a encore cinq putains de jours à tenir avant d'espérer le refaire, mais mieux encore. Dis-moi tout ! En vivant avec toi, je t'ai aussi donné les clés de mon temps off, souviens-toi. Un gâteau ? Une forêt noire ?! Toi et moi ? T'es sûre ? Bah merde...

Sept heures. Lundi youpi ! La réveille pas, ducon. Mon peignoir... Ah ouais.

Un peu bizarre de vivre ces trucs quand même. Comme ça, à fond dans le moment. C'est moi où j'ai déjà la nostalgie de ce dimanche ? Genre il suffit d'un blabla matinal avec Guignol, un tapis roulant provisoirement light, une après-midi Top chef avec madame avant soirée nudisme pour avoir les boules d'être déjà demain. Wow !

Huit heures trente. Ça défile sec. Logique. Smile mec. Putain. Paardon ! Pardon. Excusez-moi. Lo siento... Pardon, pardon, pardon, pardon.

Allô Philippe. Tu sais qui c'est ? Oui, je me disais que ça faisait une paye. Tu deviens quoi ? Ajaccio ? Depuis quand ? Ah ouais... Non non, c'est juste que je me suis rendu compte l'autre jour que j'avais ton numéro et qu'on s'était jamais appelé. J'ai trouvé ça con. Moi, je sors juste du taf, là. Le même qu'en 2007, le CDI en plus. Hé hé. Attend deux minutes. Excusez-moi madame.




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